jeudi 12 juin 2008

Un rêve de gosse

Je suis au pied du mur. Il faut y aller. Je regarde au dessus de moi, anxieux, je vois des vagues successives de rocher qui n’en finissent pas. Il faut se tordre le cou à l’envers pour voir le ciel. La paroi fait 55 mètres de haut, mais mon relais, mon graal, n’est qu’à 30 mètres de moi. Trente mètres surplombants, 73 mouvements que je connais par coeur au centimètre près pour me hisser jusque là-haut. Un enchaînement complexe de lolottes, d’inversés, de croisés et de prises en épaule, de jetés précis et de repos aléatoires, de micro-cupules douloureuses et de baquets fuyants.
Allons-y. Le premier mouvement de la voie est un méchant pas de bloc. Un petit à-plat main gauche, un minuscule gratton main droite, il faut faire pression sur un pied droit en dévers, monter très haut le pied gauche, et étirer tout son corps pour aller chercher à bout de doigts main gauche une toute petite réglette bien franche.
Ensuite il y a quelques bonnes prises, je me relâche, mais je garde le rythme. Le rythme des ondulations de la pierre. La grimpe est une danse, avec une partition, la falaise, que j’effleure à peine du regard car je la connais bien. J’exécute une chorégraphie que j’ai apprise aussi consciencieusement qu’une petite ballerine d’un grand ballet. C’est une danse où j’ai un partenaire, la roche, que je monte fougueusement. Quand elle se cabre en dévers, je m’agrippe fermement et je pars au galop. Quand elle se calme, je la caresse plus doucement et je respire. Le corps-à-corps est physique et presque sensuel, car je me suis fixé des règles qui font que si j’arrive là-haut sans chuter j’atteindrai l’orgasme.
Je suis très concentré. Avant de commencer à grimper, j’ai passé une demi-heure allongé au pied de la voie à me refaire plusieurs fois le film de la voie les yeux fermés. Maintenant les mouvements s’enchaînent comme une mécanique bien huilée, je n’ai plus besoin de penser. Je suis concentré mais tendu. Trop tendu. Cette voie a pris une grande importance dans ma vie ces dernières semaines. Nous sommes devenus intimes, j’aimerais l’apprivoiser mais elle se défend bien. Le défi est de taille, et je sais que plus je m’emploie à le relever plus je serai fier de moi si j’y arrive. Cette voie d’escalade est devenue une étape arbitraire sur un chemin vers je ne sais trop quel accomplissement. J’y pense parfois la journée, j’en ai rêvé plusieurs fois la nuit. Et c’est pour cela qu’aujourd’hui je grimpe et j’ai la pression. Je ne sais même pas si j’ai du plaisir à grimper, mais ce n’est pas grave car si j’enchaîne cette voie mon bonheur sera d’un autre ordre.
J’arrive au premier crux. Il faut serrer très fort une petite réglette verticale main droite, croiser pied gauche pour aller chercher très haut main gauche un mauvais à-plat un peu patiné. Catastrophe. La semaine dernière, j’ai fait ce mouvement en statique, aujourd’hui je suis obligé de dynamiser pour arriver à l’à-plat main gauche. Je ne suis donc pas en forme aujourd’hui. Le mental en prend un coup. Comment pourais-je enchaîner cette voie si je ne suis pas au maximum de mes capacités ? Aujourd’hui était, après deux jours de travail intensif de la voie ces deux dernières semaines, le dernier jour que j’avais de libre pour enchaîner la voie avant de partir en France. Quel dommage cette forme physique en montagnes russes, aux humeurs inexplicables.
Le mental est en berne mais je donne quand même tout ce que j’ai dans les bras dans la suite du crux. Une réglette main droite, un mauvais pied gauche que je charge au maximum, et je décolle vers une petite oreille main gauche. Ouf j’arrive à la tenir, je ramène ma main droite sur un petit gratton à côté, et là, tout-à-coup, mes coudes s’ouvrent en ailes de poulet, je n’ai plus rien dans les bras, et je vole. Un gros juron de rage, et puis je me dis qu’il n’y a pas mort d’homme, je me calme. Je descends la mort dans l’âme, l’enchaînement de ma voie, ce ne sera pas pour aujourd’hui...
En bas de la voie, je fais grise mine quelques minutes, et puis je me relâche. Quand je rentrerai de France, la voie sera toujours là après tout. J’emmène Amine en haut de la falaise voir le magnifique panorama sur les environs et le soleil qui rougit en s’approchant de l’horizon. Quelques longs instants contemplatifs, et Renato resté en bas me rappelle brusquement qu’il faut enlever les dégaines de la voie avant qu’il fasse complètement nuit. Je redescends tout en bas, et Amine reste en haut pour me filmer avec mon appareil-photos.


Amine en haut de la falaise :




Je recommence donc l’escalade de ma voie. Cette fois je suis complètement détendu, de toute façon l’enchaînement ce ne sera pas pour aujourd’hui. J’ai l’impression d’être moins précis dans mes mouvements, mais je suis plus souple, le plaisir est là dans les mètres de rocher que j’avale en douceur, sans obligation ni engagement envers moi-même. Le corps et l’esprit vibrent à l’unisson avec le rocher, la forêt qui m’entoure. Je grimpe et il n’y a plus rien d’autre qui compte. La brise du soir rafraîchit ma peau brûlante, l’équilibre est parfait entre le petit homme et la nature. J’approche d’une certaine essence de mon être, une essence qui pourrait paraître superficielle mais qui me procure un bien-être tellement profond qu’il rend caduque toute question existentielle.
J’arrive au premier crux avec toujours le même état d’esprit décontracté. Je grimpe comme je sais le faire et je verrai bien ce qu’il se passe. J’arrive à l’endroit où je suis tombé une heure auparavant et à ma grande surprise, je réussis à serrer les prises que j’avais lâchées pour relancer sur un mauvais bac au dessus. Encore un, deux mouvements, une traversée très délicate vers la gauche et c'est incroyable je ne tombe toujours pas. J’arrive au premier repos de la voie les bras en feu, mais toujours en lice pour la course vers le graal.
La donne a changé désormais. C’est la première fois que j’arrive à ce repos sans tomber. Maintenant je vais me battre pour arriver au relais tout là-haut. Il faut d’abord que je réussisse à me relâcher un peu les bras. Le repos est très relatif. Deux vagues à-plats pour les mains, les jambes en grand écart sur deux bonnes réglettes, à un endroit où la paroi n’est pas surplombante mais simplement verticale. Dans une escalade en 6b, les deux prises que j’ai en main serait les deux pires prises de la voie. Mais aujourd’hui, après plusieurs mois passés à grimper trois fois par semaine à Rokaz, je réussis à récupèrer un peu de force dans mes bras, suspendu à l’une de ces deux mauvaises prises, en balançant l’une après l’autre mes mains dans le vide.


Le premier repos:




Je repars après le premier repos, à gauche le soleil apparaît de derrière les nuages :



Un moment je décide je ne sais trop comment qu’il faut y aller, et je repars en traversée vers la droite. Deux ou trois mouvements en dalle délicats, et il faut se lancer vers une épaule main droite, continuer par 4 ou 5 mouvements bien physiques et j’arrive au deuxième repos de la voie au bord de l’explosion. Cette fois la paroi est légèrement surplombante, mais il y a une prise bien meilleure qu'au premier repos. J’y enfile les deux premières phalanges de tous mes doigts et je respire profondément. Les minutes passent et mon coeur ralentit un peu, mes avant-bras se dégonflent. Au dessus de moi, il y a le surplomb le plus prononcé de la voie, le deuxième crux. Il va falloir tout donner, et plus encore, pour le franchir avec les deux guimauves que j’ai dans les bras. Pendant la dizaine de minutes que je passe au repos je me dis que ce moment est important, que ce serait quand même bien que je sois à la hauteur. Comme au premier repos, je quitte ma bonne prise sur un coup de tête car il faut bien y aller un jour. De toute façon c’est impossible de se reposer complètement. J’expire très fort tout l’air que j’ai dans les poumons pour m’encourager. Une, deux trois prises, je clippe la dégaine et je pars en jeté vers une petite cupule main droite très loin qu’il faut serrer très fort avec trois doigts. Je crie très fort comme rarement je l’ai fait. Amine en me filmant gueule encore plus fort que moi pour m’encourager. Il faut la serrer cette cupule bordel, comme si ma vie entière en dépendait, comme si je n’avais pas de corde et que j’allais m’écraser par terre si je ne la tenais pas. Et bien non elle est trop petite. Je renonce c’est vraiment trop dur. C’est trop bête si proche du but, mais c’est le jeu, ma tête a perdu. La prochaine prise est beaucoup trop loin. Je jette quand même ma main gauche, à tout hasard, car pour rien au monde je perdrais le combat sans avoir atteint ma limite physique. Et miracle ma main gauche s’agrippe à une petite aspérité avant la vraie prise, et c’est l’énergie du désespoir qui me fait relancer cette main gauche vers la prise juste au-dessus. A ce moment-là mes deux pieds giclent de la paroi, je ne suis suspendu qu’à ma main gauche au bord du gouffre de l’échec. Et je crie encore très fort. Et j’arrive à la prochaine prise main droite. Chaque prise est une lutte acharnée accompagnée d’un grand cri. J’avance encore, sans trop comprendre où je vais puiser cette force puisque ça fait déjà six ou sept mouvements que je suis à deux cheveux de tomber.
Avant les deux derniers mouvements de la voie, il y a une grande prise toute arrondie, verticale, mes mains veulent s’ouvrir mais maintenant ma tête tient très fort. Pendant trente secondes, j’essaie de reprendre quelques forces sur cette prise puis je me lance pour l’ultime assaut. Trois secondes plus tard, un dernier jeté poussif et je sers la dernière prise de la voie, je clippe le relais en hurlant de joie. J’ai envie de pleurer de bonheur. Je n’arrive pas à y croire, cinq fois, dix fois, j’ai cru que j’allais tomber. Aujourd’hui je n’étais pas en forme et me voici en haut. J’avais déjà fait le deuil de ce bonheur et voici qu’il me revient dessus aussi violemment qu’un boomerang. Le ciel rougeoyant est magnifique, tout est parfait, ce moment est l’un des plus intenses de ma vie.

Quand j’étais tout gamin et que je commençais à grimper, un ami de mes parents m’avait dit « Toi, un jour tu seras un grimpeur de 8a ! ». A l’époque, il devait y avoir deux ou trois grimpeurs dans le monde qui escaladaient des voies de cette difficulté et je ne l'avais pas cru. Aujourd’hui il y en a des centaines mais qu’importe, cette boutade est restée gravée dans mon esprit et ce 11 juin 2008 elle a acquis une résonance toute particulière.


Première tentative ratée dans "Herois da resistencia" (les Héros de la Résistance, 8a) :




Enchaînement de la voie à partir du premier repos jusqu'au relais :

4 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est beau ! Bravo Alexito !!!
Mais fini les bêtises, maintenant, il faut rentrer à Paris pour boire un peu avec les copains.

Philippe

Philippe a dit…

En fait, j'ai eu peur au début de l'article parce que j'avais lu le titre un peu trop vite : "un rêve, deux gosses".

Philippe

ZoY a dit…

Je ne sais pas vraiment quel message m'a fait le plus d'effet, l'ascension ou celui de Wesley... En tout cas tres beau récit, je ne m'imaginait que c'etait un tel bordel technique quand je te voyait gueuler !! "je vais choper l'avant prise avec la main droite parce que c trop chaud avec la reglette à gauche .." je commence à comprendre ce que ressentent les gens quand je parle de surf ! Mec c'etait un moment surpuissant, même pour moi, alors voilà pour que tu te relance dans un rêve de trentenaire et plus de gosse, solennellement je t'annonce :"toi un jour, tu seras grimpeur de 12 C, et j'espère que ça existe !"
Ce qui est sûr, c'est que demain soir on va envoyer du lourd !
ZoY

Unknown a dit…

Merci pour les frissons...Même a travers cette petite fenêtre animée...profite du repos du résistant! Gros Becs