samedi 7 juin 2008

A la prochaine révolution je me ferai couper la tête

C’était hier vers 15h00. Je demande à Wesley de monter dans mon bureau quand il aura terminé sa journée de travail. Rien de dramatique en apparence, mais à ce moment précis, une foule d’images m’est venue à l’esprit, des images de films, bouquins ou de BD, toutes à peu près identiques. La scène est toujours la même, elle est classique, c’est celle d’un employé qui écoute son patron lui dire qu’il veut le voir dans son bureau. Et l’employé, parce qu’il vient de faire une grosse bourde ou parce qu’il sait qu’il va y avoir un plan social dans l’entreprise, pressent qu’il se trame quelque chose de grave pour lui.

Wesley travaille depuis presqu’un an à Rokaz. Il a 18 ans, il habite dans une favela à 2 heures de bus de Rokaz, et a arrêté l’école il y a quelques années car il n’arrivait pas à étudier. C’est son voisin, un peintre qui a travaillé pour nous, qui nous l’a présenté en juillet de l’année dernière.
Wesley est le seul ouvrier qui a travaillé pendant toute la période du chantier de Rokaz, de juillet 2007 à février 2008. Il est assez ballot, mais sur le chantier il compensait son manque d’intelligence par une ardeur incroyable au travail. Pour aller chercher les outils qu’il oubliait, il faisait des dizaines d’allers-retours par jour en courant sur les échafaudages de 15 mètres de haut. C’est le seul ouvrier qui n’a jamais manqué une seule journée de travail, qui a travaillé d’arrache-pied six jours par semaine pendant 8 mois, le seul qui ne soit jamais arrivé une seule fois en retard ou complètement bourré le matin à 7h00. Bref, c’était un peu devenu notre chouchou. Nous le payions au black, mais bien, deux fois le salaire minimum. Il avait commencé à se faire des petites économies pour pouvoir réaliser peut-être un jour dans dix ou quinze ans son rêve le plus cher : devenir le propriétaire d’une voiture.
Quand le chantier s’est terminé en février, nous avons essayé de le convaincre de retourner à l’école. Je lui ai expliqué que pour passer le permis, il faut savoir lire, et que c’est important dans la vie de savoir compter, pour au moins vérifier qu’on ne se fait pas avoir le jour de la paie.
Mais il est têtu le garçon, et son père ne l’aide pas beaucoup. Nous avons compris qu’il n’avait aucune chance de retourner à l’école.

Nous avons donc décidé de l’embaucher à Rokaz, avec un vrai contrat de travail cette fois. Depuis le 16 février, date d’ouverture de Rokaz, il s’occupe du nettoyage de la salle et de tous les autres menus services nécessaires au bon fonctionnement de la salle : nettoyage des prises d’escalade, achats divers et variés, peinture, bricolages... Il s’est senti bien ici, jour après jour il a pris un peu plus ses aises, il a constaté que pendant des longues heures chaque jour nous n’étions plus sur son dos á le surveiller et lui donner des ordres, et nous avons compris qu’il n’était pas toujours aussi nigaud que nous le pensions.

A 16h15 j’entends une espèce de chuintement sur la porte, c’est la manière caractéritique de Wesley de frapper à ma porte. Il entre, le regard vers le sol. J’ai la gorge serrée autant que lui. Son pressentiment était bon. Deux ou trois phrases d’introduction, quelques repliques creuses du genre comment ça va tout va bien, puis je me lance et c’est un peu dur.
« Le 14 juin, c’est la fin de ta période d’essai, on ne va malheureusement pas renouveler ton contrat. »
J’essaie de lui expliquer calmement pourquoi il ne va plus pouvoir travailler à Rokaz, je lui fais comprendre que nous avons perdu confiance en lui et que la confiance est la base de toute relation humaine, je parle tranquillement mais en moi je bouillonne.

Aller piquer des fruits dans la corbeille du bar ça passe encore, mais bordel qu’est-ce qui t’a pris ce jour-là d’aller essayer d’ouvrir le cadenas d’un casier d’un client avec un tournevis ?? Rien que pour ça on aurait dû te virer, mais on t’a gardé parce qu’on a cru que tu avais compris la leçon après la « raclée » qu’on t’a filée. Mais non tu remets ça la semaine dernière, tu vas raconter à un client qu’on te laisse des heures entières sans rien faire alors que tu n’as même pas terminé ton circuit quotidien de nettoyage ! Réfléchis un peu Wesley, le client en question est venu nous raconter votre conversation le jour-même !

Quand j’ai fini mon discours, il dodeline de la tête, puis acquiesce, penaud, les yeux toujours pointés vers ses pieds. J’ai envie de le secouer, je ne supporte plus cette attitude toujours soumise qu’il a avec moi, j’ai toujours autant de mal avec ce pays où les classes sociales sont des castes.
Je sais déjà que les prochains jours il va se remettre à travailler consciencieusement, au cas où nous changerions d’avis, mais cette fois c’est trop tard. Je ne sais pas ce que ce gamin va devenir et c’est triste.


3 commentaires:

Anonyme a dit…

C'est chaud à gérer.. Il y a des moments c'est con la vie.
Mais c'est chouette ce que tu as créé.

A bientôt Alex!

Anonyme a dit…

Un de mes contrôleurs de gestion a démissionné, tu crois que je pourrais embaucher Wesley à la place ? Ça ferait d'une pierre 2 coups !
Bon, ben te mine pas trop, mais c'est vrai que ça fait flipper, qu'est-ce qu'il va devenir ce gosse ?
A bientôt à la maison !

Philippe

Anonyme a dit…

moi je cherche un sociologue pour mon équipe...

Tu as fait ton maximum pour lui donner sa chance. Tu n'as rien à te reprocher même si c'est bien triste et qu'il y a comme une fatalité dans ce que tu racontes. Comme s'il n'y avait aucune chance d'en sortir? A très bientôt :) Eva