jeudi 4 octobre 2007

Dans les bas-fonds interlopes de Rio

C’était il y a dix jours, le dimanche soir.

Déjà vingt minutes que nous traversons une grande favela complètement déserte dans les quartiers Nord de Rio, ceux qui ne figurent jamais sur les plans touristiques de la ville. Il n’est que minuit mais tout le monde semble dormir depuis longtemps. L’endroit est sinistre et je ne vois pas un seul bar, pas un seul commerce qui viendrait égayer un peu cette immense cité dortoir où s’entassent tous les recalés de la classe moyenne. De temps en temps, il y a un petit réverbère blanc et blafard ou orange et grinçant qui illumine ses environs immédiats, juste assez pour découvrir un univers encore plus noir que s’il n’était pas éclairé du tout : des maisonnettes construites à la hâte, toutes à la fois identiques et uniques dans leur simplicité faite main, des milliers d’habitations plus ou moins alignées dont l’aspect extérieur extrêmement fruste respire toujours la misère ; des ruelles souvent en terre, où apparaissent de loin en loin, debout au détour d’une rue, des silhouettes humaines suspectes, des fantômes immobiles entre pénombre et lumière : maquereau, junky, prostituée, dealer, soûlard ou couche-tard névrosé ?

Nous sommes entassés avec une quinzaine d’autres personnes dans un de ces mini-vans Volkswagen qui n’ont plus d’âge, assez robustes et déglingués pour affronter les ruelles étroites et pleines de trous des quartiers pauvres de Rio. De temps en temps, le minibus s’arrête pour déposer un habitant du quartier qui s’engouffre aussitôt dans les entrailles obscures de la souricière qui s’étend partout autour de nous.
Une fois le mini-van s’arrête au niveau d’un réverbère, et sous le réverbère, il y a un vendeur. Il semble seul à des kilomètres à la ronde, et pendant quelques secondes, je le plains sincèrement comme je plains tous les être humains qui sont réduits à vivre dans ces taudis. Mais cette fois la scène est trop surréaliste pour être vraiment triste. Devant lui, à peine éclairés par la lumière diffuse du lampadaire, il y a disposés par terre les trois articles qu’il aimerait sûrement bien vendre un jour : une paire de tongs usagées, une chemise rétro pliée sans être repassée, et un vieux livre en français : « Les OVNI en Union Soviétique ».

Nayana la veille au soir m’avait promis qu’elle m’emmènerait le lendemain dans une soirée très spéciale. Une soirée comme je n’en ai jamais vu d’équivalent, m’avait-elle annoncé. A ce moment-là, j’ai pensé que j’en avais déjà vu beaucoup des bonnes soirées de toutes sortes de part le monde. Mais je n’ai rien dit, je ne voulais pas passer pour un vieux con qui a tout vu puisque je prétends être exactement le contraire.

Elle me dit de patienter encore un peu, je me laisse guider. Et puis soudainement le miracle arrive. De la vie, enfin. Des centaines de personnes agglutinées au croisement de trois rues. Nous sommes arrivés au cœur vibrant de la favela. Une espèce de brasier ardent qui émettrait 110 décibels de ramdam en continu. Quatre bars qui s’ouvrent sur la place en crachant le maximum de watts pour rivaliser avec le voisin, une dizaine de voitures aux coffres ouverts remplis à ras bord de caissons de basse qui vibrent à en faire trembler les maisons, des buveurs de bière partout qui gueulent et se donnent des grandes tapes sur le dos en rigolant, des motards sans casque bien sûr qui essaient de se faufiler dans la cohue avec un pouce scotché sur le klaxon et l’autre main écartant violemment les hommes ou touchant plus délicatement les femmes.
Nous descendons de notre mini-bus, il n’ira plus bien loin de toute façon. Nous nous glissons non sans quelque appréhension dans cette masse humaine compacte et chaude, et nous nous approchons d’un bar pour aller y boire une bière. Mais tout-à-coup, il y a un grand mouvement de foule. Tout le monde se bouscule. Nous suivons accrochés l’un à l’autre les mouvements de masse qui nous emportent comme deux fétus de paille dans la houle. L’origine de cette vague humaine apparaît non loin. Un énorme 4x4 argent métallisé se faufile dans la foule. Tout le monde le laisse passer sans trop broncher. Serait-ce le parrain du quartier ? Il passe près de moi mais je ne distingue rien à l’intérieur, les vitres fermées sont fumées, et probablement blindées aussi…

Nous continuons à nous frayer un chemin dans cette cour des miracles, j’ai les yeux écarquillés comme au cirque, mais mon attitude générale est celle d’un mec blasé pour ne pas trop attirer l’attention. Nous arrivons enfin à un des bars où nous achetons deux bières.
A l’arrière plan du boucan infernal dans lequel nous sommes plongés depuis que nous sommes descendus du mini-bus, je commence à percevoir maintenant des motifs sonores répétitifs et extrêmement graves. Une musique qui semble beaucoup plus puissante que toutes les autres, mais qui viendrait d’un endroit plus éloigné. Je demande à Nayana si c’est là qu’elle m’emmène, en guise de réponse elle trinque à la nôtre en souriant. Nous sirotons nos bières glacées dans l’ambiance chaude et moite de Rio. Dans la favela, la canette de bière coûte un real (35 centimes d’euros), soit moins cher que dans le supermarché en bas de chez moi. Même les plus fauchés peuvent se permettre de noyer leurs soucis dans l’alcool une ou deux fois par semaine…

Il est une heure du matin. C’est l’heure d’y aller. Nayana m’emmène au pied d’un grand bâtiment tout près que je n’avais pas remarqué. Pourtant c’est la seule construction dans les environs qui fait plus de 5 ou 6 mètres de haut. A l’entrée, il y a trois gorilles et un grand panneau bien en vue : « Il est interdit d’entrer avec votre arme ». Un des trois gorilles me fouille minutieusement en grimaçant, puis me laisse entrer à contrecœur.
Nous entrons. J’ouvre grand les yeux et les oreilles. Pour sentir l’ambiance qu’il y a dans une soirée, il ne faut jamais plus de quelques secondes. Et ce soir-là, je comprends immédiatement que Nayana avait raison quand elle m’avait dit que je n’avais rien vu de semblable à ce que j’avais alors sous les yeux.
« Bienvenu dans le meilleur bal funk de Rio ! » me lance-t-elle.
Autant vous le dire, pour vous faire sentir rien qu’un dixième de l’intensité, de la violence, de la folie furieuse du spectacle que j’ai en face de moi, ce ne sera pas simple. Dehors, il faisait 30°C, c’était un boxon terrible, c’était le purgatoire. Je suis maintenant dans l’antre même du diable, une fournaise à 45 °C où les 130 décibels de la musique et des cris me font trembler l’estomac, me vrillent les tympans. Le « bal » se déroule dans une espèce de grand hangar. Environ mille mètres carrés au sol, une dizaine de mètres de haut. Pour chaque mètre carré au sol, il y a trois ou quatre personnes qui se trémoussent frénétiquement.
Les femmes sont en jupe ou en short moulant et brassière. Le funk carioca se danse le haut du corps courbé vers l’avant, les mains posées sur les genoux pliés, pour faire bien ressortir les fesses qui se désolidarisent du reste du corps et font des grands ronds dans l’air vicié du hangar, frôlent le sol et viennent taper dans l’œil des garçons. Dans n’importe quel endroit autre qu’un bal funk à Rio, on ne dirait pas que cette danse est extrêmement vulgaire, on dirait qu’elle est complètement porno. Mais voilà, nous sommes à Rio, et le funk carioca est un pilier presque incontournable de la culture locale. Rejeté par les gens de bonne famille évidemment.
Les hommes dansent avec beaucoup moins de conviction. Ils matent les nanas surtout, en buvant leurs bières à un Real. De temps en temps ils viennent se coller derrière une fille, faire triompher leur virilité de manière très suggestive vue la position de la gente féminine. Tous ceux qui font plus de cinq heures de muscu par semaine sont torses nus. C’est-à-dire que presque tous les mecs sont torses nus. Je me sens tout petit, tout maigre et tout blanc.



Pour vous donner une petite idée de ce à quoi ressemble le funk carioca, prenez un morceau de reggaeton, un autre de dancehall, un troisième de ragga, et vous ne les mélangez pas, non, vous les superposez les uns sur les autres. Dans le funk carioca, il y a une basse tous les dixièmes de secondes qui vous écorche les oreilles et vous perfore l’estomac. Ou qui vous fait sauter comme un fou. Par-dessus les basses, le chanteur ne parle pas comme dans le rap, ne chante pas comme dans la musique, il gueule des insanités. Mais de temps en temps, il y a des petites phrases musicales construites avec des trains de basses ultra syncopés qui me semblent des éclairs de génie perdus dans un océan de bruit immonde, et je comprends pourquoi certains chanteurs américains de hip-hop parmi les plus connus viennent chercher l’inspiration dans les bals funk de Rio.

Le tableau ne serait pas complet si je ne vous racontais pas les tortures endurées par mon nez pendant les quelques heures de cette nuit spéciale. Un mélange extrêmement fort de sueur, de bière, d’urine, et du dégueulis qui sont répandus en une couche collante et presque uniforme sur le sol. Un cocktail nauséabond qui me prend à la gorge dès l’entrée et qui hantera mon univers olfactif pendant pas mal de temps encore.
Nous sommes encore assez près de l’entrée du hangar, j’ai le choix : je vomis et je sors en courant ; ou j’entre dans la transe.

Nayana me tire de mon air songeur par le bras et nous nous enfonçons dans la masse gluante. Au bout de cinq minutes d’un coude à coude acharné, nous avons fait 30 mètres et nous sommes à peu près au milieu du hangar, au centre de la mare de corps en ébullition. Je me dis que je ne vais pas tenir plus de quelques minutes. Mais Nayana commence à danser, et le miracle se produit. Les gens s’écartent autour de nous et je respire un peu. Pour bien profiter du spectacle il faut s’éloigner de 50 centimètres au moins. C’est ce qu’ont fait trois grands blacks qui dévisagent Nayana de haut en bas et m’ignorent royalement. Je me sens tout petit, tout maigre et tout blanc.
S’il n’y avait pas eu ce grand panneau et les trois gorilles fouillant les gens à l’entrée, je crois que je me serais enfui illico sans demander mon reste. Mais je me dis que dans ces conditions, au pire, je vais me prendre un ou deux coups et je m’en tirerai avec les honneurs de David perdant contre trois Goliaths. J’avance donc vers Nayana et je commence à danser avec elle, en face d’elle, je précise. Ouf, les mecs ne bronchent pas, ils matent toujours Nayana, mais d’un peu plus loin, ils semblent s’incliner. Ils m’ont l’air de grands mous en fait. Un peu plus tard, des feux d'artifice explosent soudainement dans la salle.



Une fontaine de feu sur la foule, puis des fusées jaunes qui avancent horizontalement à grande vitesse juste au-dessus de nos têtes pendant plusieurs minutes. Comme j’ai été assez inconscient pour amener mon appareil-photos jusqu’ici, je me dis autant l’être jusqu’au bout, je vais essayer d’en prendre quelques-unes. Je monte l’escalier qui va aux toilettes et je prends quelques photos mauvaises certes, mais assez uniques j’imagine, que je pourrais peut-être vendre des milliers d’Euros à Paris Match ! Aujourd’hui, elles sont en exclusivité pour vous, lecteurs de mon blog, gratuitement…




Je retourne ensuite auprès de Nayana et ses trois anges gardiens qui insistent encore mais qui me laissent reprendre ma place. Plus tard dans la nuit Nayana me dit avec son sourire prétendument ingénu que, de temps en temps, des femmes tombent enceinte dans les bals funk. A part ça nous parlons peu.

A 6 heures du matin, je ne comprends pas ce qui se passe, le hangar se vide brusquement, comme un vol de 3000 étourneaux qui s’envolent tous en même temps d’un arbre dans la plaine. Nous suivons le fleuve de corps brûlants, le courant est fort et nous entraîne à l’extérieur en quelques minutes. Dehors la densité de personnes est toujours aussi grande, mais je respire enfin l’air de Rio qui me paraît maintenant frais et sec. Les bars crachent tous du funk carioca plus fort les uns que les autres pour essayer d’attirer à eux le maximum de moutons noirs buveurs de bière parmi l’immense troupeau qui s’échappe du hangar. La plupart des gens continuent à danser sous les étoiles. C’est probablement pour cette raison que personne n’a traîné la patte en sortant, tout le monde sait que la fête continue dehors.
Nayana et moi marchons un peu et prenons un minibus pour rentrer. Le minibus dans lequel nous entrons est coincé dans la foule, il n’avance pas d’un pouce en cinq minutes. Alors que je commence à piquer du nez, la pression monte tout-à-coup dans le minibus. Une fille vient d’apparaître à côté du minibus et commence à traiter de tous les noms le mec assis à côté de moi. Pauvre type, fumeur de marijuana, bandit, cocaïnomane, bon à rien, le pauvre il prend cher. Je vois des grosses gouttes de sueur perler le long de son cou, ses tendons se contracter sous la peau. Sa température interne monte de manière aussi certaine que l’eau sur le gaz et soudainement il explose en un grand cri qui veut dire quelque chose comme bâtarde, traînée, et gros thon à la fois. La fille ne se laisse pas intimider au contraire, elle continue à l’insulter, elle fait feu de tout bois et je commence à avoir peur que le mec sorte son revolver. C’est le minibus qui nous sauve en démarrant enfin et en séparant ainsi les deux ex-amants avant qu’ils ne commencent à s’entretuer.
Le jeune homme à côté de moi est toujours une boule de nerfs. Hystérique il gueule sans arrêt : « Il faut que je la batte cette pute, il faut que je la batte cette pute !! » Ses amis le consolent en lui disant qu’ils vont l’emmener à une baston où il pourra se défouler un peu. Un quart d’heure après il est calmé, ils ont décidé d’aller terminer la nuit à Rocinha, une autre favela où il y a toujours des bonnes bagarres après le bal funk.

Un peu plus tard, dans un autre bus plus grand, plus tranquille, je ressors de ma poche mon appareil-photos. Mes photos sont aussi floues que mes sens émoussés, ma conscience éthérée. Nayana avec son bouquet de roses dans les mains semble aussi fraîche que le jour qui se lève.


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