jeudi 13 décembre 2007

Nem, suite et fin

J'ai passé quelques jours difficiles en début de semaine. Merci pour vos quelques mots de soutien les amis...
Le plus dur en fait était de savoir que dans la favela, il y a des gamins qui pour 150 Reais peuvent aller vous refroidir n'importe quel homme avec qui vous avez des comptes à rendre en ville. Et 150 Reais c'était justement la somme d'argent que j'avais filée à mon ami Nem samedi dernier.

Dimanche soir je l'ai aperçu rodé autour de la salle d'escalade, lundi aussi, et il était sobre. Mardi je l'ai revu, je suis allé le voir cette fois , il était tranquille, il voulait de l'argent. Je lui ai dit que j'allais faire des comptes avec mon comptable et ai pris rendez-vous avec lui aujourd'hui jeudi.
Ce soir il a commencé son petit discours en présentant des certificats de santé. La semaine dernière il avait une pneumonie, je lui avais payé les jours qu'il avait manqué pour se rendre à l'hôpital. Aujourd'hui il était atteint de tuberculose. Je sais que ces certificats, on les achète pour 10 Reais dans le quartier de la gare routière...
Il m'explique qu'il n'a pas d'argent pour se soigner, il invente une histoire de fille à qui il doit payer une pension, et finit en disant que je suis la seule personne au monde qui peut l'aider. Il semble avoir oublié l'épisode des policiers samedi dernier. Je lui rafraîchis la mémoire, il s'excuse platement.
Il veut 200 Reais, je lui en propose 100, il accepte, je lui fais signer un papier comme quoi il a reçu tout l'argent qu'il devait recevoir et qu'il ne m'attaquera pas en justice, et nous voilà tous les deux fort satisfaits. La page est tournée.

Sur le chantier il n'y a plus que 8 personnes qui travaillent, les autres je leur ai dit qu'il n'y avait plus de travail pour eux et tout s'est bien passé. Les ouvriers qui restent sont les meilleurs travailleurs, et les plus faciles à gérer. En cinq mois j'ai appris beaucoup aussi.

Nous avons terminé de poser les plaques de bois, il ne reste plus qu'à polir le mur et le peindre, puis monter les voies d'escalade avec les prises que Yan est encore en train de fabriquer. Il reste encore quelques semaines de travail, qui devraient être bien tranquilles par rapport aux semaines passées.
Et ce qui donne du baume au coeur tous les jours désormais, c'est de contempler ce mur de 16 mètres de haut, 700 m2 de surface grimpable, tout en bois, aux formes découpées et un peu folles qui en font presqu'une oeuvre d'art collective gigantesque !!

Aujourd'hui les fournisseurs qui entrent dans la salle sans savoir qu'il s'agit d'escalade restent 30 secondes bouche bée en disant qu'ils n'ont jamais rien vu de semblable dans leur vie, les ingénieurs apprécient cet édifice de 11 tonnes d'acier et 12 tonnes de bois qui tient debout sans qu'on n'ait fait aucun calcul ("Juscelino tu me soudes un U ici elle me semble un peu légère la structure dans ce coin"), nos amis se répandent en louanges.
Et demain les grimpeurs débutants aimeront notre mezzanine avec ses voies courtes et faciles perchées dans un coin tranquille, les grimpeurs forts feront chauffer les muscles sur l'arche complètement surplombante avec 12 mètres d'avancée et 23 mètres d'escalade, les photographes se régaleront grâce à la lumière du jour qui entre généreusement dans la salle, les amoureux auront vite fait de repérer une petite alcôve un peu cachée qu'on a installée au sommet du mur à 15 mètres du sol pour enseigner aux grimpeurs de Rokaz à installer un relais en paroi...
Bref il y a de quoi se dire que nous avons bien travaillé et de faire quelques rêves bien pragmatiques.

Le soir les jours qui viennent je vais étudier avec Photoshop les couleurs de la peinture du mur. Pas facile, il y a moyen de se rater complètement ! Je posterai bientôt sur ce blog quelques versions différentes pour récolter vos avis...

dimanche 9 décembre 2007

Le fabuleux destin de Elivaldo Almeida Costa, dit « Nem »

Nem a le ventre rond mais n’est pas tombé dans une marmite de potion magique quand il était petit. Il est né dans la favela da Serra, sise au sommet d’une colline qui domine le centre ville de Belo Horizonte. Alors qu’il avait deux ans, son père le battait déjà, battait sa femme aussi et quand le vieux bougre fut interné en asile psychiatrique au troisième anniversaire de son fils, ce fut comme une deuxième naissance pour Nem. Mais les années suivantes ne furent guère plus réjouissantes.
A l’école, ballot, maladroit, Nem était la risée de tout le monde. N’étant pas assez avisé et consciencieux pour choisir les petits recoins protégés de la favela où il aurait pu devenir un honnête homme en travaillant beaucoup, pas assez malin pour devenir trafiquant de drogue et mener une vie exaltante pendant quelques années, il poussa comme une herbe folle au milieu de la chaussée. Et se fit rouler dessus par la vie. Par l’alcool pour oublier que sa mère l’avait renvoyé de la maison parce que justement il buvait trop. Par la faim qui tenaille l’estomac quand on n’a même pas un Real en poche. Par la colle à sniffer, pour avoir enfin quelques moments de vrai réconfort physique.
Après des petits boulots et avec quelques sous en poche, il avait de temps en temps une femme dans son lit pour se bercer de douces illusions pendant quelques heures.
Toujours il garda ce caractère trop faible devant la dureté de la vie qui le faisait se plier devant tous les obstacles et devant tous les habitants du quartier. Dans la favela, il amusait la galerie, il était le clown de service, celui que personne ne respecte puisqu’il semblait ne pas se respecter lui-même.
Mais pendant toutes ces années de survie, derrière cette façade souriante et apparemment inoffensive, croissait au fond de lui-même un sentiment puissant : sa haine contre les Allemands, surnom donné aux Brésiliens blancs et donc bourgeois qui n’habitent pas le morro, la colline de la favela. Car s’il y avait une seule chose qu’il avait compris dans la vie, c’est que c’était eux les vrais coupables de sa misère.

Un jour, errant dans un quartier riche de la ville, il trouva par terre une revue de mode abandonnée. Il la revendit pour un Real dans son quartier. Avec ce Real, il acheta deux autres revues, qu’il revendit un peu plus cher sur un trottoir, acheta avec cet argent quelques vêtements, des cigarettes et des sucreries, qu’il revendit encore un peu plus cher. Il avait enfin trouvé quelque chose qu’il savait faire. Acheter, vendre, négocier. En quelques mois, il avait en poche 20.000 Reais et prêtait son argent en faisant payer des intérêts aux autres habitants de la favela. Il se trouva une femme. Mais en quelques mois, elle dépensa tout son argent et le quitta.
A 32 ans, Nem dut recommencer sa vie à zéro, avec aux pieds les boulets d’un passé trop lourd. Il décida de chercher un vrai travail. Son frère, un homme père de famille, menuisier, l’image même de la réussite dans la favela, travaillait alors justement sur un chantier un peu spécial en ville. Le chantier d’une salle d’escalade.
Sur ces conseils, Nem s’y présente un matin, c’était il y a 5 semaines. Un homme l’accueille, il a un drôle d’accent, il lui pose quelques questions, il semble être le patron malgré son jeune âge. Et soit parce qu’il n’est pas capable de discerner en Nem un homme complètement inapte au travail physique, soit parce qu’il a vraiment besoin de main d’œuvre coûte que coûte, le patron qui s’avère être un Français lui propose de travailler sur son chantier.
Les premiers jours, puis les premières semaines, Nem se donne de bon cœur à la tâche. Bien sûr, il est toujours aussi maladroit, il exécute les tâches qu’on lui demande de faire en deux ou trois fois plus de temps que les autres, mais il tente de compenser par une bonne humeur débordante, une attention de tous les instants au moindre désir du patron.
Toutes les cinq minutes, il répète que chaque jour est un cadeau de Dieu et qu’il sent sa poitrine se gonfler de bonheur en pensant à l’amour que Dieu lui donne. Le midi il exécute quelques pas de danse au son de la radio, les autres ouvriers sourient et perdent rapidement toute trace d’estime pour lui. Il rigole sans arrêt, mais sur son visage les stigmates laissés par la dureté de sa vie passée trahissent la superficialité de son état d’allégresse.
Un jour, parmi les bidons de peinture du chantier, Nem trouva une bouteille de dissolvant. Alors, dès que le patron avait le dos tourné, il en profita pour aller dans un coin avec la bouteille et s’accorder en cachette un peu de bon temps en sniffant un chiffon imbibé du dissolvant. Mais les murs ont des yeux. Ceux d’Irmãozinho, toujours prompt à dénoncer au patron les faiblesses de ses camarades, et le premier à critiquer le patron auprès des ouvriers dès que celui-ci n’est plus là.

Après un mois de travail, Nem se sentait malgré tout intégré au chantier, sa mère, voyant que son fils s’était remis au travail, l’avait accepté de nouveau chez elle, tout allait donc presque bien pour lui. Un vendredi soir, il venait de recevoir la coquette somme de son salaire hebdomadaire et le lendemain, le patron allait organiser un barbecue gratuit sur le chantier, quelle aubaine ! Il partit boire et fumer sa paie pour fêter ça. Et le lendemain matin, samedi dernier, il arriva ivre sur le chantier. Le patron français qui décidément avait du mal à percer les caractères et humeurs de ses ouvriers derrière des visages trop invariablement souriants et de bonne humeur, ne s’en aperçut pas tout de suite. Nem travailla donc toute la matinée avec une bonne dose d’alcool dans le sang. Bien sûr le Français cria très fort quand Nem laissa tomber un marteau de plusieurs mètres de haut et faillit assommer un autre ouvrier, mais Nem fit le dos rond comme il savait si bien le faire et l’orage passa. Pendant le barbecue, il fit le clown en dansant le forro tout seul, se jeta sur tous les morceaux de viande qui passaient près de lui, même quand ils étaient tombés par terre, et passa le reste du week-end à digérer et cuver.


Les ennuis sérieux commencèrent cette semaine. Nem avait toujours son grand sourire, mais maintenant le patron l’avait particulièrement à l’œil, et au lieu de travailler plus vite et mieux, il ne résista pas à la pression que le patron exerçait maladroitement sur lui et commit quelques gaffes monumentales. Mardi, il fit tomber une perceuse de 15 mètres de haut qui rendit l’âme sur-le-champ, mercredi ce fut le tour d’une caisse de vis et de nouveau un marteau, et jeudi il laissa dégringoler un pot de peinture sur un autre ouvrier en dessous de lui. Le reste de la journée de jeudi, le patron lui dit de rester au sol balayer le chantier, et le soir, il lui dit de monter dans son bureau. Visiblement gêné, en cherchant les bons mots sans les trouver, le patron lui annonça qu’il n’était plus possible qu’il continue à travailler sur le chantier.
Nem s’attendait depuis longtemps à cette scène et s’y était préparé. Nem, le gentil clown, devint soudainement un froid calculateur. Il exigea une somme exagérément élevée pour compenser son licenciement. Le Français surpris lui expliqua qu’il était employé à la journée et qu’ils n’avaient signé aucun contrat stipulant le versement d’une somme d’argent à la fin de la période de travail. Mais Nem ne voulut rien savoir, et avec un ton qui s’efforçait d’être le plus sérieux possible, il annonça à son interlocuteur qu’il allait appeler son avocat et son comptable.
Le lendemain soir, vendredi, Nem revint sur le chantier pour toucher son salaire et tenter de négocier son indemnisation. Mais il était complètement ivre, et le Français refusa cette fois-ci catégoriquement de parler avec lui.

Nem revint le lendemain midi, hier, samedi. Il avait l’air à peu près sobre. Malgré les apparences - il est torse nu, le bide à l’air, dans ses yeux il y a un vide intersidéral effrayant - il mène bien la négociation. Il obtient assez facilement trois jours de salaire comme indemnisation. Le patron lui indique alors la porte de sortie mais Nem ne bouge pas. Il a compris que ce patron est un faible. Il a peu de charisme, et l’autre jour, alors que deux ouvriers se sont engueulés, il a crié plus fort qu’eux pour mettre fin à la dispute mais il ne les a même pas renvoyés. Nem veut donc tenter d’obtenir plus. Il a empoché son argent mais reste cloué à sa chaise, fier, têtu, la tête haute face à son patron. Intransigeant, il veut encore 250 Reais et ne bougera pas de sa chaise tant qu’il ne les aura pas obtenus. Le Français hausse le ton, menace d’appeler la police s’il ne veut pas sortir de son bureau. Nem réitère sa demande avec le même ton sûr de lui. Mais alors, le Français fait mine de s’énerver, il se lève, le prend par le bras et le fait sortir de son bureau par la force.
« Ha c’est comme ça, alors le patron a employé la force contre moi, il va le regretter ! » pense Nem en quittant le chantier.
Une demi-heure plus tard, alors que tout le monde a repris le travail, Nem accompagné de deux policiers arrivent dans la rue, devant la salle d’escalade. Nem fait appeler le patron qui n’en croit pas ses yeux. Il a osé appeler la police. Il a dans les yeux toute la haine accumulée pendant des années contre les blancs qui sont nés dans la soie alors que lui est né dans la misère.
Toujours aussi sûr de lui, face à son patron interloqué, Nem explique aux deux policiers qu’il l’a battu et qu’il veut faire une déposition contre lui au poste de police. Mais avant d’aller au poste, les policiers veulent entendre la version de l’accusé. Le Français tente de garder son calme, explique sereinement tout ce qui s’est passé dans les moindres détails, et quand il arrive au point clé du récit, Nem l’interrompt pour crier qu’il ment, qu’il l’a vraiment battu. Il montre des marques sur son corps, commence à mimer les coups qu’il a reçus, mais les policiers s’impatientent, ils ont déjà entendu sa déposition, maintenant c’est le Français qu’ils veulent écouter. Le Français reprend le fil de son récit, mais trente secondes plus tard, Nem l’interrompt à nouveau, il mime encore une scène de lutte, se déshabille pour montrer des bleus. Il y a effectivement des traces de coups sur son corps. Le Français est livide.
Les policiers ne veulent pas inspecter le corps de Nem maintenant. Encore une fois, ils répètent à Nem qu’ils veulent entendre le Français, qui essaie de continuer à parler. Mais Nem, extrêmement excité, proche de l’hystérie, s’agite frénétiquement en continuant à débiter le même galimatias. Alors les policiers commencent vraiment à s’énerver contre lui. Nem se calme, mais il est trop tard, il a déjà perdu toute crédibilité. Il comprend qu’une fois de plus, le sort s’est acharné contre lui. Il va probablement perdre la partie. Les policiers sont en train de se demander pourquoi ils sont venus. Le rythme cardiaque du Français redescend sous les 120 pulsations/minute.

A ce moment-là, les ouvriers sortent du chantier pour voir ce qu’il se passe sur le trottoir, Vadim, le frère de Nem en tête. Vadim comprend vite la situation et sans hésiter, comme un cri du cœur qu’il avait gardé depuis longtemps en lui mais qu’il n’avait jamais osé dire tout fort, il déclame devant tout le monde un long réquisitoire contre son frère. C’est le raté de la famille, un alcoolique, drogué, menteur, bon à rien. Un véritable massacre. Des larmes de rage et de désespoir commencent à naître dans les yeux de Nem qui insulte en retour son frère, sans la même conviction.
La scène est tellement pathétique, le cœur du Français tellement tendre, que, malgré la situation, par un étrange doublement de personnalité, il plaint sincèrement son ex-employé.

Cerné de toute part, acculé dans une impasse, Nem n’a d’autre choix que de retirer sa plainte et de présenter ses excuses aux policiers. Il part la tête basse et lance un dernier regard de feu à ce Français qui lui semble tellement condescendant avec ses bras croisés et son air impassible. Il aura sa revanche. En attendant, avec tout l’argent qu’il a en poche, il a de quoi oublier toute la misère du monde.

De retour sur le chantier, parmi les ouvriers qui ont assisté à la scène, les commentaires fusent. L’impression générale qui se dégage est que la policière, elle était sacrément bonasse.

Et moi j’ai une forte envie de courir très loin, quitter vite ce monde de fous.