dimanche 23 décembre 2007

2008, le temps des mangues mûres

Il y a quelques mois, le grand manguier qui ferme par un écran de verdure le fond du gymnase de Rokaz était en fleurs. Un peu plus tard, des fruits minuscules apparurent. Ils endurèrent la poussière du chantier, le manque de lumière, une ambiance électrique tellement différente de la douce quiétude qui règne dans les campagnes verdoyantes du Minas Gerais où les manguiers s’épanouissent en nombre.
Malgré tout, les petites mangues grandirent un peu tous les jours, imperceptiblement. Aujourd’hui, quelques dizaines de beaux fruits, encore un peu verts, sont là, sous mes yeux, comme des promesses. Dans quelques semaines, nous pourrons les cueillir et nous régaler enfin.

mardi 18 décembre 2007

Rose bonbon ou noir ébène ?

Vendredi soir, au moment de la paie hebdomadaire, je me suis séparé de quatre des ouvriers qui travaillaient sur le chantier. J’ai trouvé un truc pour que ça se passe bien : je les complimente, en insistant sur leurs qualités réelles, puis je leur dis qu’il n’y a plus de travail pour eux sur mon chantier, et le message passe comme une lettre à la poste d’autant plus qu’il est en grande partie sincère.
Cette semaine, il n’y a plus que 8 ouvriers sur le chantier, les meilleurs. Ce midi j’ai fait un gâteau au chocolat pour les 21 ans de Michael, on l’a dévoré rapidement, et dans ses yeux il y avait la reconnaissance de ceux qui ne reçoivent pas souvent de cadeaux.
Il m’aura fallu du temps pour avoir entre les ouvriers et moi le climat de confiance et d’estime réciproque que j’aurai aimé avoir depuis le début ! Ce climat où il n’y a jamais besoin de hausser le ton de la voix pour se faire comprendre.

Vendredi soir toujours mais un peu plus tard, je suis allé à une soirée dans une favela, chez des étudiants du Mozambique et d’Angola qui ont trouvé un bon plan pour se loger pas cher et dans un endroit plus tranquille qu’il n’y paraît. Pour y arriver il faut se balader dans des petites ruelles obscures après avoir indiqué aux jeunes postés à l’entrée de la favela le nom du mec qui organise la fête. Une fois remonté un petit escalier en colimaçon dans une maison en brique, c’est tout à coup la fête sur une grande terrasse qui domine tous les toits un peu précaires des environs. Au menu de la soirée, caldo de feijão, Skol bem gelada, funk carioca e morenas quentes como a brasa, le must de la culture brésilienne...

Le lendemain samedi nous avons travaillé toute la journée sur le chantier, comme tous les samedis depuis 5 mois. J’avais pas la grosse patate forcément. Nous sommes en train de polir le bois du mur d’escalade. Il faut le polir entièrement avant de commencer à le peindre car la sciure de bois qui vole en permanence partout sur le chantier en ce moment pourrait s’agglomérer à la peinture fraîche.





Samedi soir je suis allé à un concert de Nação Zumbi, probablement le meilleur groupe de rock brésilien. Un grand moment : un guitariste et un bassiste à la hauteur de meilleurs groupes de rock anglais, des percus brésiliennes pour la couleur locale, des textes engagés, le tout avec une grosse dose d’énergie et le résultat était explosif jusqu’à 4 heures du matin.

Dimanche j’ai pris le mur de l’arche en photo et bricolé avec Adobe Illustrator pour choisir les couleurs de la peinture. Ce mur fait 16 mètres de haut, 5 mètres de large en bas, 15 en haut, et est essentiellement surplombant. Il y a trois autres murs que je n’ai pas encore photographiés.
Le bois brut est beau, nous n’aurions pas peint le mur si nous n’avions pas laissé entre les plaques de bois des fissures de 1 ou 2 cm de large, bouchées avec un mélange de colle blanche et de sciure de bois. Voici le résultat sans peinture.



Pour le choix des couleurs, les mots d’ordre sont simplicité et couleurs claires. Les différences de couleurs sont essentiellement là pour mettre en évidence les reliefs du mur : le petit toit en bas à gauche, la petite arête saillante en haut à droite que l'on voit très mal sur la photo, et enfin la grande arête surplombante qui part d’en bas et vient se perdre dans le grand toit tout en haut.
Voici plusieurs options avec les couleurs proposées par le vendeur d’une peinture de bonne qualité et la moins chère que j’ai trouvée. Il n'y a pas un choix énorme de couleurs...


Option 1 : une bande orange au milieu pour mettre en évidence la ligne la plus belle à grimper le long d'une arête surplombante, du orange mandarine sur le toit en bas à gauche et sur les deux faces de l'arête à droite :




Option 2 : une variante de 1 avec le contour de toutes les plaques peintes pour mettre en évidence tous les reliefs de notre mur en légo géant :

Option 3 : une variante de 1 avec des variations de couleur sur la bande centrale :







Option 4 : une variante de 1 avec l'arête de droite en vert




Option 5 : encore une variante de 1 avec des variations de couleur autour de la bande centrale pour mieux faire apparaître les reliefs




Option 6 : une bande orange pour mettre en évidence une grande bande centrale du mur qui vous remarquerez sur la photo ci-dessus n'a pas tout-à-fait la même orientation que le reste :


Option 7 : des lignes épurées, des couleurs pastels discrètes, une simplicité de réalisation séduisante, sans aucun doute ma préférée :



Vous en pensez quoi ? (Ndlr : commentaires sérieux tolérés)

jeudi 13 décembre 2007

Nem, suite et fin

J'ai passé quelques jours difficiles en début de semaine. Merci pour vos quelques mots de soutien les amis...
Le plus dur en fait était de savoir que dans la favela, il y a des gamins qui pour 150 Reais peuvent aller vous refroidir n'importe quel homme avec qui vous avez des comptes à rendre en ville. Et 150 Reais c'était justement la somme d'argent que j'avais filée à mon ami Nem samedi dernier.

Dimanche soir je l'ai aperçu rodé autour de la salle d'escalade, lundi aussi, et il était sobre. Mardi je l'ai revu, je suis allé le voir cette fois , il était tranquille, il voulait de l'argent. Je lui ai dit que j'allais faire des comptes avec mon comptable et ai pris rendez-vous avec lui aujourd'hui jeudi.
Ce soir il a commencé son petit discours en présentant des certificats de santé. La semaine dernière il avait une pneumonie, je lui avais payé les jours qu'il avait manqué pour se rendre à l'hôpital. Aujourd'hui il était atteint de tuberculose. Je sais que ces certificats, on les achète pour 10 Reais dans le quartier de la gare routière...
Il m'explique qu'il n'a pas d'argent pour se soigner, il invente une histoire de fille à qui il doit payer une pension, et finit en disant que je suis la seule personne au monde qui peut l'aider. Il semble avoir oublié l'épisode des policiers samedi dernier. Je lui rafraîchis la mémoire, il s'excuse platement.
Il veut 200 Reais, je lui en propose 100, il accepte, je lui fais signer un papier comme quoi il a reçu tout l'argent qu'il devait recevoir et qu'il ne m'attaquera pas en justice, et nous voilà tous les deux fort satisfaits. La page est tournée.

Sur le chantier il n'y a plus que 8 personnes qui travaillent, les autres je leur ai dit qu'il n'y avait plus de travail pour eux et tout s'est bien passé. Les ouvriers qui restent sont les meilleurs travailleurs, et les plus faciles à gérer. En cinq mois j'ai appris beaucoup aussi.

Nous avons terminé de poser les plaques de bois, il ne reste plus qu'à polir le mur et le peindre, puis monter les voies d'escalade avec les prises que Yan est encore en train de fabriquer. Il reste encore quelques semaines de travail, qui devraient être bien tranquilles par rapport aux semaines passées.
Et ce qui donne du baume au coeur tous les jours désormais, c'est de contempler ce mur de 16 mètres de haut, 700 m2 de surface grimpable, tout en bois, aux formes découpées et un peu folles qui en font presqu'une oeuvre d'art collective gigantesque !!

Aujourd'hui les fournisseurs qui entrent dans la salle sans savoir qu'il s'agit d'escalade restent 30 secondes bouche bée en disant qu'ils n'ont jamais rien vu de semblable dans leur vie, les ingénieurs apprécient cet édifice de 11 tonnes d'acier et 12 tonnes de bois qui tient debout sans qu'on n'ait fait aucun calcul ("Juscelino tu me soudes un U ici elle me semble un peu légère la structure dans ce coin"), nos amis se répandent en louanges.
Et demain les grimpeurs débutants aimeront notre mezzanine avec ses voies courtes et faciles perchées dans un coin tranquille, les grimpeurs forts feront chauffer les muscles sur l'arche complètement surplombante avec 12 mètres d'avancée et 23 mètres d'escalade, les photographes se régaleront grâce à la lumière du jour qui entre généreusement dans la salle, les amoureux auront vite fait de repérer une petite alcôve un peu cachée qu'on a installée au sommet du mur à 15 mètres du sol pour enseigner aux grimpeurs de Rokaz à installer un relais en paroi...
Bref il y a de quoi se dire que nous avons bien travaillé et de faire quelques rêves bien pragmatiques.

Le soir les jours qui viennent je vais étudier avec Photoshop les couleurs de la peinture du mur. Pas facile, il y a moyen de se rater complètement ! Je posterai bientôt sur ce blog quelques versions différentes pour récolter vos avis...

dimanche 9 décembre 2007

Le fabuleux destin de Elivaldo Almeida Costa, dit « Nem »

Nem a le ventre rond mais n’est pas tombé dans une marmite de potion magique quand il était petit. Il est né dans la favela da Serra, sise au sommet d’une colline qui domine le centre ville de Belo Horizonte. Alors qu’il avait deux ans, son père le battait déjà, battait sa femme aussi et quand le vieux bougre fut interné en asile psychiatrique au troisième anniversaire de son fils, ce fut comme une deuxième naissance pour Nem. Mais les années suivantes ne furent guère plus réjouissantes.
A l’école, ballot, maladroit, Nem était la risée de tout le monde. N’étant pas assez avisé et consciencieux pour choisir les petits recoins protégés de la favela où il aurait pu devenir un honnête homme en travaillant beaucoup, pas assez malin pour devenir trafiquant de drogue et mener une vie exaltante pendant quelques années, il poussa comme une herbe folle au milieu de la chaussée. Et se fit rouler dessus par la vie. Par l’alcool pour oublier que sa mère l’avait renvoyé de la maison parce que justement il buvait trop. Par la faim qui tenaille l’estomac quand on n’a même pas un Real en poche. Par la colle à sniffer, pour avoir enfin quelques moments de vrai réconfort physique.
Après des petits boulots et avec quelques sous en poche, il avait de temps en temps une femme dans son lit pour se bercer de douces illusions pendant quelques heures.
Toujours il garda ce caractère trop faible devant la dureté de la vie qui le faisait se plier devant tous les obstacles et devant tous les habitants du quartier. Dans la favela, il amusait la galerie, il était le clown de service, celui que personne ne respecte puisqu’il semblait ne pas se respecter lui-même.
Mais pendant toutes ces années de survie, derrière cette façade souriante et apparemment inoffensive, croissait au fond de lui-même un sentiment puissant : sa haine contre les Allemands, surnom donné aux Brésiliens blancs et donc bourgeois qui n’habitent pas le morro, la colline de la favela. Car s’il y avait une seule chose qu’il avait compris dans la vie, c’est que c’était eux les vrais coupables de sa misère.

Un jour, errant dans un quartier riche de la ville, il trouva par terre une revue de mode abandonnée. Il la revendit pour un Real dans son quartier. Avec ce Real, il acheta deux autres revues, qu’il revendit un peu plus cher sur un trottoir, acheta avec cet argent quelques vêtements, des cigarettes et des sucreries, qu’il revendit encore un peu plus cher. Il avait enfin trouvé quelque chose qu’il savait faire. Acheter, vendre, négocier. En quelques mois, il avait en poche 20.000 Reais et prêtait son argent en faisant payer des intérêts aux autres habitants de la favela. Il se trouva une femme. Mais en quelques mois, elle dépensa tout son argent et le quitta.
A 32 ans, Nem dut recommencer sa vie à zéro, avec aux pieds les boulets d’un passé trop lourd. Il décida de chercher un vrai travail. Son frère, un homme père de famille, menuisier, l’image même de la réussite dans la favela, travaillait alors justement sur un chantier un peu spécial en ville. Le chantier d’une salle d’escalade.
Sur ces conseils, Nem s’y présente un matin, c’était il y a 5 semaines. Un homme l’accueille, il a un drôle d’accent, il lui pose quelques questions, il semble être le patron malgré son jeune âge. Et soit parce qu’il n’est pas capable de discerner en Nem un homme complètement inapte au travail physique, soit parce qu’il a vraiment besoin de main d’œuvre coûte que coûte, le patron qui s’avère être un Français lui propose de travailler sur son chantier.
Les premiers jours, puis les premières semaines, Nem se donne de bon cœur à la tâche. Bien sûr, il est toujours aussi maladroit, il exécute les tâches qu’on lui demande de faire en deux ou trois fois plus de temps que les autres, mais il tente de compenser par une bonne humeur débordante, une attention de tous les instants au moindre désir du patron.
Toutes les cinq minutes, il répète que chaque jour est un cadeau de Dieu et qu’il sent sa poitrine se gonfler de bonheur en pensant à l’amour que Dieu lui donne. Le midi il exécute quelques pas de danse au son de la radio, les autres ouvriers sourient et perdent rapidement toute trace d’estime pour lui. Il rigole sans arrêt, mais sur son visage les stigmates laissés par la dureté de sa vie passée trahissent la superficialité de son état d’allégresse.
Un jour, parmi les bidons de peinture du chantier, Nem trouva une bouteille de dissolvant. Alors, dès que le patron avait le dos tourné, il en profita pour aller dans un coin avec la bouteille et s’accorder en cachette un peu de bon temps en sniffant un chiffon imbibé du dissolvant. Mais les murs ont des yeux. Ceux d’Irmãozinho, toujours prompt à dénoncer au patron les faiblesses de ses camarades, et le premier à critiquer le patron auprès des ouvriers dès que celui-ci n’est plus là.

Après un mois de travail, Nem se sentait malgré tout intégré au chantier, sa mère, voyant que son fils s’était remis au travail, l’avait accepté de nouveau chez elle, tout allait donc presque bien pour lui. Un vendredi soir, il venait de recevoir la coquette somme de son salaire hebdomadaire et le lendemain, le patron allait organiser un barbecue gratuit sur le chantier, quelle aubaine ! Il partit boire et fumer sa paie pour fêter ça. Et le lendemain matin, samedi dernier, il arriva ivre sur le chantier. Le patron français qui décidément avait du mal à percer les caractères et humeurs de ses ouvriers derrière des visages trop invariablement souriants et de bonne humeur, ne s’en aperçut pas tout de suite. Nem travailla donc toute la matinée avec une bonne dose d’alcool dans le sang. Bien sûr le Français cria très fort quand Nem laissa tomber un marteau de plusieurs mètres de haut et faillit assommer un autre ouvrier, mais Nem fit le dos rond comme il savait si bien le faire et l’orage passa. Pendant le barbecue, il fit le clown en dansant le forro tout seul, se jeta sur tous les morceaux de viande qui passaient près de lui, même quand ils étaient tombés par terre, et passa le reste du week-end à digérer et cuver.


Les ennuis sérieux commencèrent cette semaine. Nem avait toujours son grand sourire, mais maintenant le patron l’avait particulièrement à l’œil, et au lieu de travailler plus vite et mieux, il ne résista pas à la pression que le patron exerçait maladroitement sur lui et commit quelques gaffes monumentales. Mardi, il fit tomber une perceuse de 15 mètres de haut qui rendit l’âme sur-le-champ, mercredi ce fut le tour d’une caisse de vis et de nouveau un marteau, et jeudi il laissa dégringoler un pot de peinture sur un autre ouvrier en dessous de lui. Le reste de la journée de jeudi, le patron lui dit de rester au sol balayer le chantier, et le soir, il lui dit de monter dans son bureau. Visiblement gêné, en cherchant les bons mots sans les trouver, le patron lui annonça qu’il n’était plus possible qu’il continue à travailler sur le chantier.
Nem s’attendait depuis longtemps à cette scène et s’y était préparé. Nem, le gentil clown, devint soudainement un froid calculateur. Il exigea une somme exagérément élevée pour compenser son licenciement. Le Français surpris lui expliqua qu’il était employé à la journée et qu’ils n’avaient signé aucun contrat stipulant le versement d’une somme d’argent à la fin de la période de travail. Mais Nem ne voulut rien savoir, et avec un ton qui s’efforçait d’être le plus sérieux possible, il annonça à son interlocuteur qu’il allait appeler son avocat et son comptable.
Le lendemain soir, vendredi, Nem revint sur le chantier pour toucher son salaire et tenter de négocier son indemnisation. Mais il était complètement ivre, et le Français refusa cette fois-ci catégoriquement de parler avec lui.

Nem revint le lendemain midi, hier, samedi. Il avait l’air à peu près sobre. Malgré les apparences - il est torse nu, le bide à l’air, dans ses yeux il y a un vide intersidéral effrayant - il mène bien la négociation. Il obtient assez facilement trois jours de salaire comme indemnisation. Le patron lui indique alors la porte de sortie mais Nem ne bouge pas. Il a compris que ce patron est un faible. Il a peu de charisme, et l’autre jour, alors que deux ouvriers se sont engueulés, il a crié plus fort qu’eux pour mettre fin à la dispute mais il ne les a même pas renvoyés. Nem veut donc tenter d’obtenir plus. Il a empoché son argent mais reste cloué à sa chaise, fier, têtu, la tête haute face à son patron. Intransigeant, il veut encore 250 Reais et ne bougera pas de sa chaise tant qu’il ne les aura pas obtenus. Le Français hausse le ton, menace d’appeler la police s’il ne veut pas sortir de son bureau. Nem réitère sa demande avec le même ton sûr de lui. Mais alors, le Français fait mine de s’énerver, il se lève, le prend par le bras et le fait sortir de son bureau par la force.
« Ha c’est comme ça, alors le patron a employé la force contre moi, il va le regretter ! » pense Nem en quittant le chantier.
Une demi-heure plus tard, alors que tout le monde a repris le travail, Nem accompagné de deux policiers arrivent dans la rue, devant la salle d’escalade. Nem fait appeler le patron qui n’en croit pas ses yeux. Il a osé appeler la police. Il a dans les yeux toute la haine accumulée pendant des années contre les blancs qui sont nés dans la soie alors que lui est né dans la misère.
Toujours aussi sûr de lui, face à son patron interloqué, Nem explique aux deux policiers qu’il l’a battu et qu’il veut faire une déposition contre lui au poste de police. Mais avant d’aller au poste, les policiers veulent entendre la version de l’accusé. Le Français tente de garder son calme, explique sereinement tout ce qui s’est passé dans les moindres détails, et quand il arrive au point clé du récit, Nem l’interrompt pour crier qu’il ment, qu’il l’a vraiment battu. Il montre des marques sur son corps, commence à mimer les coups qu’il a reçus, mais les policiers s’impatientent, ils ont déjà entendu sa déposition, maintenant c’est le Français qu’ils veulent écouter. Le Français reprend le fil de son récit, mais trente secondes plus tard, Nem l’interrompt à nouveau, il mime encore une scène de lutte, se déshabille pour montrer des bleus. Il y a effectivement des traces de coups sur son corps. Le Français est livide.
Les policiers ne veulent pas inspecter le corps de Nem maintenant. Encore une fois, ils répètent à Nem qu’ils veulent entendre le Français, qui essaie de continuer à parler. Mais Nem, extrêmement excité, proche de l’hystérie, s’agite frénétiquement en continuant à débiter le même galimatias. Alors les policiers commencent vraiment à s’énerver contre lui. Nem se calme, mais il est trop tard, il a déjà perdu toute crédibilité. Il comprend qu’une fois de plus, le sort s’est acharné contre lui. Il va probablement perdre la partie. Les policiers sont en train de se demander pourquoi ils sont venus. Le rythme cardiaque du Français redescend sous les 120 pulsations/minute.

A ce moment-là, les ouvriers sortent du chantier pour voir ce qu’il se passe sur le trottoir, Vadim, le frère de Nem en tête. Vadim comprend vite la situation et sans hésiter, comme un cri du cœur qu’il avait gardé depuis longtemps en lui mais qu’il n’avait jamais osé dire tout fort, il déclame devant tout le monde un long réquisitoire contre son frère. C’est le raté de la famille, un alcoolique, drogué, menteur, bon à rien. Un véritable massacre. Des larmes de rage et de désespoir commencent à naître dans les yeux de Nem qui insulte en retour son frère, sans la même conviction.
La scène est tellement pathétique, le cœur du Français tellement tendre, que, malgré la situation, par un étrange doublement de personnalité, il plaint sincèrement son ex-employé.

Cerné de toute part, acculé dans une impasse, Nem n’a d’autre choix que de retirer sa plainte et de présenter ses excuses aux policiers. Il part la tête basse et lance un dernier regard de feu à ce Français qui lui semble tellement condescendant avec ses bras croisés et son air impassible. Il aura sa revanche. En attendant, avec tout l’argent qu’il a en poche, il a de quoi oublier toute la misère du monde.

De retour sur le chantier, parmi les ouvriers qui ont assisté à la scène, les commentaires fusent. L’impression générale qui se dégage est que la policière, elle était sacrément bonasse.

Et moi j’ai une forte envie de courir très loin, quitter vite ce monde de fous.

lundi 3 décembre 2007

Week-end barbecue et course à pied

Samedi 14h00, nous avons bien travaillé le matin, la bière est au frais depuis longtemps, la farofa (farine de manioc) est prête pour y tremper la viande grillée, Juscelino mon soudeur préféré a monté le barbecue avec quelques briques et des restes de contreplaqués qui flambent déjà, tous les ventres crient, la pression monte, le boucher à qui j’ai commandé la viande a une heure et demie de retard... Mais Juscelino ne perd pas son immense sourire, il nous fait une petite démonstration de capoeira, découpe les ananas avec sa machette, puis sort ses percus et on improvise une petite roda de samba.







Les voisins sont à la fenêtre derrière leurs rideaux à moitié transparents, ce n’est pas encore cette après-midi qu’ils auront la paix.
Le boucher arrive avec deux heures de retard, il y en a qui l’embrassent, les autres font mine de l’étriper. Nous sommes 13 ou 14 je ne sais plus, et nous allons rapidement régler leur compte aux 5 kilos de picanha (l’un des meilleurs morceaux du bœuf avec une tranche de graisse sur le côté), 3 kilos de saucisses, 2 kilos d’ailes de poulet et 2 kilos de porc. A 3 ou 4 Euros le kilo, autant se faire plaisir.
Il fallait bien ça pour qu’ils me supportent encore quelques semaines les ouvriers du chantier. J’ai beau essayé d’être sympa avec eux, je ne les laisse jamais rester plus de trois minutes sans rien faire et je m’imagine assez bien le genre de noms d’oiseaux qui doivent voler dans mon dos quelques fois…
En fin d’après-midi Nem danse et gueule l’estomac rempli de bière et bourré de viande puis va s’écrouler dans un coin, Sergio me demande 10 Reais pour pouvoir prendre le bus et rentrer chez lui dans une favela à 2h30 d’ici, Julio me demande 20 reais pour pouvoir offrir un cadeau à son fils qui a 5 ans demain paraît-il, Juscelino nous annonce qu’il ne sait pas encore chez laquelle de ses deux femmes il va aller ce soir, Irmãozinho mon vigile entame son classique couplet contre tous ces étudiants fils de bourgeois qui vont passer la nuit à boire dans la rue et l’empêcher de dormir, Vadim cherche du monde pour répandre la bonne parole oui il m’a appris que Jésus Christ est de retour sur Terre il vient de Porto Rico est millionnaire et a un gros bide c’est vrai mais il est Jésus Christ c’est sûr puisqu’il a compris en relisant la bible qu’en fait nous ne sommes pas des pêcheurs nous sommes tous parfaits car enfants d’un Dieu parfait, Wesley le benjamin de l’équipe file à la française comme ils disent ici car son père va lui tirer les oreilles sinon, puis Yan arrive enfin avec des yeux creusés il n’a pas dormi de la nuit ni de la matinée il arrive directement d’une immense rave à laquelle je serais bien allée si je n’avais pas prévu d’aller courir la Volta da Pampulha le lendemain.







La Volta da Pampulha c’est la course à pied la plus connue de Belo Horizonte, 18 kilomètres autour d’un grand lac dans les quartiers chics, 10.000 participants sous le soleil de plomb de décembre. A 10 heures du matin, l’heure du départ, il faisait déjà 30 degrés à l’ombre, mais sur la route goudronnée du parcours il n’y en avait pas d’ombre. Avec un ami je suis arrivé vers 8h30 pour être bien placé dans le peloton de départ. Il y avait déjà au moins 500 personnes devant nous. Les gens sont arrivés ensuite en masse derrière, compactant la foule vers l’avant. La course c’était du gâteau en comparaison avec l’heure et demie d’attente en plein soleil, au milieu de cette foule de coureurs tellement dense qu’on ne pouvait même pas s’étirer les jambes. Une demi-heure avant le top départ, alors que je finissais de rôtir à grand feu en me maudissant de ne pas avoir pris une bouteille d’eau, le mec à côté de moi a commencé à pisser dans son froc en sifflotant. Puis c’est un autre qui s’y met, et encore un autre un peu plus loin, quelques minutes plus tard on pataugeait tous dans l’urine. Courir à côté c’était facile !

Après le top départ il faut bien une minute avant que le peloton s’ébroue, puis encore quelques autres pour commencer vraiment à courir. Au bout de quelques kilomètres je suis sauvé par un premier point d’eau où je saisis trois verres au vol, je prends un rythme de croisière de 15-16 km/h que je ne quitterais plus sauf pour le sprint final, je m’asperge d’eau à tous les points d’eau pour braver le soleil brésilien et je boucle les 18 kms en 1h09min59s. Je termine 264ème, pas mal sur 10000 participants.



Le soir ces dernières semaines j’ai connu une bande de joyeux Italiens qui passent plus de temps à boire de la bière qu’à étudier et même qu’Irmãozinho les enverrait bien à l’usine ces jeunes branleurs, une Brésilienne montée sur piles alcalines qui m’a fait découvrir à Belo des soirées hip-hop et funk qui déchirent tout, un Tchéco-Hollandais amoureux de Paname, de la Colombie et de la bière glacée brésilienne qui est professeur aux Ponts et Chaussées et qui vient de se décider à investir dans Rokaz bientôt vous verrez on sera côté en bourse, une prof de forro à la peau noire ambrée comme une nuit de carnaval, un bar où tous les mardis soirs à partir de neuf heures la bière est gratuite jusqu’à ce qu’il y ait une personne dans le bar qui craque et aille aux toilettes, un bar à samba un peu loin du centre mais mieux que tout ce que j’ai pu voir à Rio, un entrepreneur français qui roule en Hummer et qui m’a emmené l’autre soir en Porsche dans la boîte la plus prout de Belo où il connaissait tout le monde et où je me suis fait tout petit dans un coin rassurez-vous sauf quand il se sont enfin décidés à passer un peu de bonne musique, une rando à vélo tous les mercredis soirs un peu dans le style de la rando roller du vendredi soir à Paris et qui s’appelle « le Vélo » avec que des Brésiliens qui ont compris que la voiture n’était pas l’avenir de l’Homme.

dimanche 25 novembre 2007

Lentement mais sûrement ?

Les amis qui viennent voir le mur une fois par semaine ou une fois par mois me disent que le mur d’escalade avance bien, qu’à chaque fois il est un peu plus beau. Mais les progrès quotidiens sont tellement minimes qu’en passant 6 jours sur 7 sur mon chantier, j’ai la même impatience que quand j'étais gamin et que je voulais grandir vite.
Nous devions ouvrir la salle en décembre, nous n’ouvrirons pas avant janvier, et encore, seulement si la mairie nous délivre l’autorisation dans les temps.
Le mois de janvier est à la fois un bon et un mauvais mois pour ouvrir. Bon parce que c’est la saison des pluies et la plupart des grimpeurs grimpent en salle car les falaises sont humides. Mauvais car ce sont les grandes vacances d’été et une bonne partie des habitants de Belo partent à la plage et ne reprennent le travail sérieusement qu’après le carnaval en février.
C’est pourquoi nous avons prévu d’organiser à Rokaz une grande soirée, d’inauguration ou pas suivant si nous aurons réussi ou pas à ouvrir la salle avant, le 16 février, le week-end d’après la fin du carnaval. Nous essaierons de fermer la rue de Rokaz à la circulation, nous inviterons deux ou trois groupes de musique, des journalistes, des personnalités de Belo, distribuerons quelques milliers d’invitations dans des endroits bien choisis, l’objectif étant de créer un événement marquant qui fera connaître Rokaz à un large public parmi la population cible et installera une fois pour toute notre salle dans le paysage des complexes sportifs de la ville.

En ce moment j’ai deux menuisiers qui découpent et fixent les plaques de bois. A un rythme de 4 plaques de bois par jour chacun, ils auront fini de couvrir la structure métallique d’ici à deux semaines. S’ils tiennent le coup jusque là, car en moyenne les 6 menuisiers qui ont travaillé sur le chantier ne sont restés qu’une semaine… A chaque fois il fallait trouver des remplaçants et en attendant c’est moi qui faisais le boulot.
Yan est toujours en train de faire les prises d’escalade chez lui. Il a pris du retard pour trouver la bonne formule et le mode opératoire adéquat afin d’obtenir une bonne prise de la fibre de verre, des colorants et de la résine avec le catalyseur. Du coup en ce moment il travaille douze heures par jour sept jours par semaine d’après ce qu’il me dit. Il habite dans une espèce de cabane dans la forêt, à 20 kilomètres d’ici. Je vous raconterai ça un de ces jours.
Au mois de décembre, nous polirons les aspérités du mur, nous le peindrons et nous monterons les voies d’escalade avec les prises faites par Yan, tout en s’occupant des travaux de finition des vestiaires, du magasin de matériel d’escalade, du bar, de la mezzanine. Et dire que je n’avais quasiment jamais bricolé de ma vie…
En ce moment il y a 12 ouvriers qui travaillent sur mon chantier, dont trois spécialisés, deux menuisiers et un soudeur. Ils ont l’habitude d’être traités comme des pions qu’on déplace en criant, alors avec moi ils sont parfois un peu déboussolés. Il y en a un qui m’a dit qu’il n’avait jamais eu un patron aussi « gentil », un autre qui m’a révélé que j’étais une personne très spéciale et m’a offert un DVD qui est sensé ouvrir mon cœur à la foi du seigneur version évangélique pentecôtiste…
Mais attention, la frontière est ténue entre un patron gentil et un patron faible. Plusieurs personnes qui ont déjà géré des chantiers ici m’ont mis en garde : ce sont souvent les patrons qu’on ne craint pas qui se font traîner en justice parce qu’ils ne payaient pas les heures supplémentaires, parce qu’ils ne payaient pas de treizième mois, ou tout simplement parce qu’ils payaient leurs employés au black comme moi… Et d’après ces mêmes personnes, la justice ici donne systématiquement raison aux employés contre leurs patrons, et forcent ces deuxièmes à verser des indemnités élevées aux premiers.
Pour l’instant je continue à investir dans le facteur humain sans trop faire d’effort car c’est un peu dans ma nature. Samedi prochain sur le chantier, je vais organiser un barbecue pour tout le monde l’après-midi.


Le mur au dessus de la mezzanine:


La partie "bloc" où il y a aura des gros tapis :



Le grand dévers, 16 mètres de haut, 10 mètres d'avancée, de quoi organiser le championnat brésilien d'escalade dès l'année prochaine :

Le totem. 16 mètres de haut aussi, avec que des voies faciles :

lundi 19 novembre 2007

Traversée de la Serra do Cipó

Un jeudi férié, quatre jours à marcher seul en montagne, voilà ce qu’il me fallait.

En trois heures de bus, j’arrive jeudi à Santana do Riacho. Là je monte dans la benne d’un camion qui ravitaille Lapinha, il n’y a pas de bus qui va dans ce petit village au pied de la montagne. Bien calé dans la benne j’attends une heure et demie que trois hommes chargent deux packs de bière, deux sacs de riz et trois de haricot, les trois aliments de base au Brésil. Ils vont lentement, au début j’ai l’impression qu’ils sont assommés par le soleil. Mais non c’est que j’ai quitté la ville. Au début c’est agaçant, puis c’est reposant.



La rando que j’ai repérée sur une copie en noir et blanc d’une carte au 100.000ème de l’IBGE (l’IGN brésilien) part de Lapinha, le dernier bled dans la Serra, puis traverse toute la chaîne de montagnes de la Serra do Cipo pour arriver à la plus haute cascade du Minas Gerais de l’autre côté de la Serra. J’ai quatre jours de nourriture dans le sac à dos, une bouteille de gaz, un sac de couchage, quelques fringues et un bon bouquin.


Le premier jour je trouve un petit sentier qui va au sommet dominant Lapinha. Derrière, il n’y a plus de traces de passage, c’est un peu l’inconnu. Je trace mon chemin dans une végétation basse d’altitude où il est facile de marcher. Ces montagnes dominent d’immenses plateaux, la vue porte dans toutes les directions à plusieurs dizaines de kilomètres. Depuis que Lapinha a disparu derrière les premières montagnes traversées, je ne vois pas trace d’une âme humaine dans ces paysages grandioses et sauvages. Je respire.


C’est le printemps ici, la nature renaît, non pas parce qu’il fait plus chaud, mais parce qu’il recommence à pleuvoir de temps en temps après les huit mois de la saison sèche. Après un cadeau du ciel, les montagnes, les plateaux encore secs se colorent, des fleurs un peu partout apparaissent comme des milliers de sourires.







Dans l’après-midi la crête que je suivais va mourir quelques centaines de mètres plus bas dans des barres rocheuses. Je repère sur ma gauche un petit canyon par lequel je devrais pouvoir rejoindre le plateau en contrebas sans faire trop d’acrobaties.





Au moment où je me décide à quitter la crête pour rejoindre le canyon, je vois une espèce de gros chien s’enfuir à une centaine de mètres de moi de l’autre côté du canyon. Il est gris fauve, haut sur patte, s’arrête un moment, se retourne pour me regarder, puis repart du même trot tranquille. Je réalise alors que ce n’est pas un chien, mais un loup. C’est le fameux lobo guara, le loup roux qui hante les hauts plateaux brésiliens… Pendant quelques minutes je fixe songeur le dernier endroit où le loup a disparu.


Après avoir désescaladé quelques petites cascades dans le joli canyon que j’ai découvert, j’arrive sur le plateau. Les montagnes que je viens de traverser semblent posées sur cette immense étendue plate. Le soir je m’arrête près d’une petite source, je me glisse dans mon sac de couchage que je trouve un peu fin ce soir-là, une tente n’aurait pas été superflue peut-être…


Surtout que le lendemain soir, la vieille dame chez qui j’ai trouvé refuge me dit très sérieusement que j’ai eu de la chance car le loup, parfois, il attaque… Je souris en me disant qu’elle est la grand-mère et que je suis le petit garçon qui a très peur. Je la laisse raconter ses histoires, ce n’est pas tous les jours qu’elle a quelqu’un à qui faire un brin de causette. Elle a plus de 80 ans, vit de ses poules, de ses deux vaches et de son potager, à plus de 20 kilomètres de la première route en terre. Un neveu vient l’aider de temps en temps.



Je dors encore à la belle étoile, mais cette fois dans son jardin, bien à l’abri du méchant loup. Je suis réveillé tôt le lendemain matin par le bruit du lait qui gicle des pies de la vache. Quelques minutes plus tard je suis attablé devant un grand bol de ce bon lait crémeux et encore tiède. Puis ce sont les tristes adieux.



Je reprends ma route dans cet océan de pierres, d’herbe rase et d’air pur. Difficile de se sentir plus libre que sur un plateau immense et beau, sans aucun sentier qui impose un chemin à suivre.





Après quelques heures supplémentaires à déambuler sur ce petit altiplano brésilien, ma carte m’indique qu’il va falloir prendre plein Est si je veux arriver à la fameuse cascade. Je dois quitter le plateau à contrecœur. J’arrive dans une région où il y a du bétail, une petite maison toutes les demi-heures de marche et des sentiers un peu partout. Comme toujours lorsqu’il y a plusieurs alternatives, il est plus difficile de trouver son chemin.


J’interroge les paysans que je croise. Il y a ceux qui me disent « c’est tout droit pendant deux heures » alors que tous les deux cents mètres il y a une bifurcation, et ceux qui m’expliquent en détail comment suivre un unique sentier bien marqué dans une forêt touffue. J’ai du mal à deviner sur les visages si mon interlocuteur fait partie de la première ou de la deuxième catégorie, pour faire parler un peu plus les premiers, un peu moins les deuxièmes.


Finalement j’arrive dans le lit d’une rivière qui me semble bien être la bonne. Il y a comme un frémissement d’impatience chez ces petites molécules d’eau qui vont bientôt faire le grand saut sans se faire mal.



Au fur et à mesure que je descends, le canyon se rétrécit, devient plus encaissé, les cascades se font plus hautes, j’arrive à une ultime piscine où je ne me baignerai pas et subitement la rivière s’arrête, ou plutôt s’envole.



Je suis au-dessus d’un immense surplomb, je m’allonge sur le rebord pour regarder. 280 mètres plus bas, il y a une immense piscine, mais l’eau de la rivière ce jour-là n’arrive pas jusqu’en bas. Il y a beaucoup de vent. L’eau descend bien groupée sur elle-même pendant quelques dizaines de mètres, puis s’éparpille et se laisse emporter par des courants ascendants. Je comprends enfin pourquoi il pleuviote alors que le ciel est tout bleu.



Je mange mon pique-nique en profitant de la vue splendide sur les collines aux alentours. Je descends ensuite au pied de la cascade en coupant par des pentes raides d’une végétation basse qui a brûlé il y a un mois. La pluie est arrivée trop tard.



Le soir en demandant aux habitants d’un autre petit village complètement perdu où il y aurait un petit coin charmant, plat, au bord d’une source, à l’abri du loup et juste sous les étoiles pour que j’y passe la nuit, je rencontre un Brésilien du sud (de Porto Alegre), un musicien qui s’est trouvée une petite maison au bout du monde pour composer sa musique tranquillement. Il m’offre de manger avec lui et de passer la nuit dans sa petite bicoque perdue au milieu des manguiers, des bananiers et jabuticabiers. J’accepte. Il me joue ses nouvelles compos à la guitare. Nous passons la nuit à parler de la vie, des fleurs, de la musique et des étoiles filantes que j’ai vues nombreuses la nuit précédente.


Le lendemain dimanche je dors plus longtemps, et de nouveau je dis au revoir pour adoucir un adieu. Ma carte et un autre habitant du village m’indiquent qu’à 15 kilomètres à vol d’oiseau, il y a une route goudronnée sur laquelle passe deux fois par jour un bus qui va à Belo Horizonte. En chemin je m’arrête à une autre belle cascade.



Encore une heure de marche et je croise un ruban d’asphalte qui me relie à la vie, non à la ville seulement. Je pose mon sac à dos, m’assoit dessus et me plonge dans mon bouquin. Lorsque le bus passe quelques dizaines de minutes ou quelques heures plus tard, je reste absorbé par ce roman tellement beau, mais heureusement le chauffeur a compris et s’arrête. En un bond je prends mon sac et monte dans le bus, barbu et bronzé au milieu d’une foule de gens curieux qui me scrutent. Alors je ressens comme un vide énorme, une sensation de manque douloureuse. Séparation cruelle, acide frustration, mon esprit y était bien accroché, mais mes mains l’ont lâché : mon livre est resté au bord de la route. Mon coin de ciel bleu aussi.


Ce matin, lundi 7h30, j’arrive sur mon chantier, un peu triste mais serein. Ce soir, je vous écris, il pleut des trombes d’eau sur la ville.

mardi 13 novembre 2007

Visiteur du soir, espoir


Il est entré par la fenêtre de mon bureau hier soir, il était grand comme ma main...

dimanche 11 novembre 2007

Une loi du silence décriée

Il y a dix jours, dans l’après-midi, un jeune homme est entré dans le chantier de Rokaz. Il avait poussé la porte tout simplement et s’était glissé au milieu du chantier sans en demander l’autorisation. Il avait une serviette sous le bras, semblait impatient, manifestement il cherchait des yeux le responsable du chantier. J’étais à 15 mètres du sol dans la structure métallique en train d’expliquer à Juscelino comment couper et souder l’acier pour terminer le mur d’escalade par une arête triangulaire à cet endroit-là, et je descends. L’homme me montre sa carte de visite. Aïe, c’est un employé de la mairie. Il veut me parler.
Nous montons dans mon bureau, je lui montre le permis de construire et lui explique que nous sommes en règle, mais il ne semble toujours pas satisfait. Il m’annonce qu’une voisine a porté plainte contre nous à cause du bruit du chantier. Et que fin août de cette année une nouvelle loi est entrée en vigueur à Belo Horizonte qui interdit à toute entreprise ou commerce d’émettre plus de 55 décibels, et plus de 70 décibels pour les chantiers de construction civile. Les amendes pour infraction à cette loi vont de 2500 à 180.000 Reais, et si elles ne trouvent pas de moyen de réduire le bruit en dessous des limites légales, les entreprises incriminées doivent fermer leur porte ou arrêter leur chantier.
Je reste bouche bée, à court d’argument. Je sais que les camions, bus et motos qui roulent rapidement sur les grandes avenues de Belo émettent 80 voire 90 décibels, alors pourquoi ne pas tenter de réduire le trafic ou diminuer les vitesses maximales autorisées plutôt que d’empêcher les entreprises d’exercer leur activité en ville ?
L’inspecteur de la mairie essaie de compenser son manque d’assurance et d’expérience par un ton artificiellement sec et très désagréable. Il m’explique qu’il va falloir trouver un moyen de réduire le bruit de mon chantier. Je ne trouve absolument rien à lui répondre, puisque bien sûr il n’y a pas moyen de couper des barres d’acier et des plaques de contreplaqué avec des scies électriques sans faire de bruit. Il continue en m’expliquant qu’il s’est rendu dans l’appartement de la voisine qui a porté plainte pour y mesurer le bruit émis par mon chantier, mais que finalement la voisine lui a demandé de revenir un autre jour parce que ce jour-là elle a estimé que le bruit n’était pas assez fort, alors qu’il dépassait quand même allègrement les 70 décibels d’après l’inspecteur.
Il termine en me disant que si nous continuons à faire autant de bruit un contrôleur reviendra probablement et que ça reviendrait donc à jouer à la roulette russe. Avant de quitter le chantier, il me dit que si jamais nous réussissons à terminer notre chantier il sera heureux de venir y grimper car il a déjà un peu pratiqué l’escalade et avait beaucoup apprécié. J’ai une très forte envie de lui balancer une bonne grosse insanité dans la gueule mais je me contrôle et prends son numéro de portable pour l’inviter à l’inauguration de la salle.
Le lendemain un article sur cette nouvelle loi du silence fait la une du journal de l’Etat du Minas. Il raconte que des boucheries et même des cabinets de dentiste ont dû fermer leur porte parce que le bruit de la scie à découper la viande ou de la roulette dépassait les 55 décibels. C’est que je dois habiter désormais au royaume d’Ubu. Que faire quand l’absurde est roi ? L’article interviewe la députée qui a fait la loi, puis la responsable du département « environnement » de la mairie chargée d’appliquer la loi. La première dénonce la mairie qui applique la loi n’importe comment, la deuxième attaque la députée qui a réussi à faire passer une loi insensée simplement pour s’attirer les faveurs des habitants de sa circonscription.

Cette semaine fut donc assez terrible. A chaque fois que quelqu’un ouvrait la porte de Rokaz, je sursautais en m’attendant à chaque fois au pire.
Lundi je me suis absenté quelques heures pour aller choisir le logiciel que nous utiliserons pour la gestion de l’entreprise, et lundi soir je me suis rendu compte que Ronaldo, le menuisier tatoué et grande gueule, avait fait n’importe quoi en mon absence : il avait fixé des plaques de bois en laissant des fissures de 5 centimètres entre elles. Mardi je lui dis ce que je pense de son boulot, je lui demande d’enlever et de remettre les plaques mal mises, mais monsieur est fier et sur-le-champ il prend ses clics et ses claques. Bon débarras. Mais l’autre menuisier avait aussi quitté le chantier la semaine dernière sans m’expliquer pourquoi, je me retrouve donc une fois de plus sans menuisier pour faire le boulot. Je retrousse mes manches et je reprends le découpage des planches. Cette fois les derniers espoirs d’ouvrir la salle en décembre se sont envolés…
En plus de couper le bois il faut toujours que je gère tout seul les 15 personnes qui travaillent sur le chantier, car Alexandre voyage pour vendre ses bijoux et Yan bosse 7 jours par semaine 12 heures par jour pour faire les prises d’escalade et m’assure que c’est le travail le plus dur qu’il n’ait jamais fait à cause des poussières et gaz toxiques que dégagent les matières utilisées quand elles sont mélangées au catalyseur.

J’ai calculé que je fais entre 300 et 400 mètres de dénivelée tous les jours en montant et descendant les échafaudages. Toutes les 10 minutes il y a un ouvrier qui m’appelle pour me demander ce qu’il doit faire, à chaque fois j’ai envie de lui dire de se débrouiller un peu tout seul mais finalement je vais le voir et lui explique une fois de plus la suite de son travail.
En deux semaines il y a eu deux accidents légers : il y en a un qui s’est enfilé la pointe de sa perceuse dans le poignet, bilan un jet de sang, un pansement bien serré pour arrêter l’hémorragie et quatre points de suture à l’hôpital. Un autre, profitant d’une demi-heure d’absence de ma part, a voulu se faire une petite table en bois pour sa télé en utilisant des restes de contreplaqué. La scie a dérapé et a tranché la peau de sa main jusqu’à l’os. Bilan six points de suture, et le lendemain il retravaillait sur le chantier car je n’ai pas eu le cœur de le virer comme le regard réprobateur d’Irmãozinho m’indiquait de le faire.
Un autre gars de la favela a failli tomber de 12 mètres du sol en peignant la structure d’acier. Pourtant j’oblige tout le monde à mettre des harnais de sécurité. Mais c’était en changeant d’endroit de travail, un pied a dérapé et il s’est rattrapé de justesse. Pendant deux heures tous les os de son corps ont tremblé comme une marionnette qui dansait la gigue. Maintenant à chaque fois qu’il est à plus de deux mètres du sol il est saisi d’angoisse et je dois donc lui trouver du boulot par terre.

Tous les soirs je suis vidé. J’ai ressorti mes vieux albums de Mano Solo que je me passais en boucle en prépa pour tenir le coup en écoutant les cris du coeur d'un homme encore beaucoup plus triste que moi.

Hier samedi une amie avocate est venue visiter le chantier de Rokaz. Elle m’a assuré que cette loi du silence allait bientôt être abrogée. Enfin une bonne nouvelle. Pourvu qu’elle soit supprimée suffisamment tôt.

Hier soir il y avait un grand concert gratuit d’Alceu Valença sur l’une des places de la ville. Le temps d’une danse sous les étoiles sur « Morena Tropicana » ou « Belle de jour », j’ai tout oublié et j’étais au septième ciel...

jeudi 8 novembre 2007

Romain de passage à Rokaz

Romain est passé me voir le week-end dernier à Belo Horizonte après un congrès de physique quantique dans le Nordeste. Le temps de visiter ma salle d’escalade en construction, de faire une randonnée sur les collines au-dessus de la ville et d’avoir un petit aperçu de ce que peut être une bonne soirée au Brésil… Dix jours au Brésil c’est peu, mais déjà suffisant pour avoir très envie de revenir !
Lundi après-midi il s’est enfermé deux heures dans mon bureau et motivé par l’ambiance hautement intellectuelle qui règne toujours à Rokaz (!) il a noirci dix pages de calcul en utilisant au passage le résultat bien connu qui dit que deux matrices qui commutent sont diagonalisables dans la même base (j’avais failli l’oublier…), et le calcul aboutit tellement bien qu'il en tire un résultat important en crypto-quantique qui devrait lui permettre de publier dans une bonne revue, d’être invité de nouveau au congrès de physique au Brésil au mois de juin et même peut-être d’y attirer grâce à ses résultats un éminent chercheur américain…
Bref, le Brésil réussit à Romain, il reviendra c’est sûr !




samedi 3 novembre 2007

Tropa de Elite

A Rio presque tous les flics sont corrompus. Des petits rois de la rapine jusqu’aux parrains des mafias locales, le spectre des flics ripoux est très large. Il y a ceux qui rançonnent les commerçants en échange d’une prétendue protection contre les voleurs, il y en a d’autres qui vont piocher dans la cagnotte de la loterie populaire illégale en échange de leur silence, il y a ceux qui ont monté une entreprise d’enlèvement de voitures mal garées et qui se font une petite fortune en envoyant avec leur uniforme 2000 voitures par mois à la fourrière en utilisant les services de leur entreprise…
La municipalité de Rio a abandonné ses policiers dans une jungle urbaine de 12 millions d’habitants où l’état de droit n’existe pas, ou si peu. Les policiers cariocas gagnent 300 Euros par mois en moyenne et avec les crédits minables qu’ils ont pour la maintenance leurs voitures ne rouleraient pas sans la débrouille. Même à l’intérieur de la police, ce sont les mêmes règles qui prévalent : pour prendre des congés par exemple, il faut graisser la patte du fonctionnaire qui en est en charge.
Et avec ces salaires-là, ils ne vont en aucun cas risquer leur vie à combattre les gangs de trafiquants de drogue maîtres des favelas. Chaque bataillon de policiers passe des accords avec les gangs des favelas qui sont sur leur territoire. Les flics montent une fois par semaine dans la favela, en général le vendredi soir, pour percevoir une somme d’argent qui doublera ou triplera leur salaire. Les trafiquants sont prêts à payer cette somme qui n’est finalement pas grand chose pour eux. Ainsi ils ont la paix et peuvent se concentrer sur leur trafic sans être dérangés. Et puis souvent, les flics leur vendent des armes et tout le monde y gagne encore plus.
Voici en quelques mots le décor du film Tropa de Elite qui est sorti en salle il y a quelques semaines ici, un film de la même veine que la Cité de Dieu, c’est-à-dire une fiction au scénario à coucher dehors en faisant des cauchemars alors qu’elle se contente de décrire la réalité quotidienne de Rio.

Le film commence par une scène de bal funk dans la favela qui tourne mal. Une voiture de flics armés jusqu’aux dents arrive dans le bal funk, les femmes à moitié nues dansent comme je le racontais dans ce blog il y a quelques semaines et les trafiquants juste à côté brandissent fièrement leurs kalachs pour montrer qu’ils sont bien les maîtres du lieu. Les flics descendent de leur voiture et négocient avec eux pour recevoir leur pot de vin hebdomadaire. Tout à coup une balle perdue arrive du fond de la nuit et vient se loger dans le cœur d’un des trafiquants. La seconde d’après tout le monde tire sur tout le monde et le bal funk se termine dans un bain de sang.

La Cité de Dieu montrait le point de vue des trafiquants de drogue, l’angle de vue de Tropa de Elite est celui des policiers. Le film décrit sans concession la gangrène de la corruption qui la gagne, puis pour pimenter un peu la sauce il décrit le fonctionnement d’une troupe d’élite de 100 policiers ultra-entraînés et incorruptibles qui existe réellement. Mais il ne le fait pas à la manière des mauvais films d’action nord-américains qui montrent des supers flics sans peur ni aucun autre sentiment humain combattant le Mal pour faire triompher l’Empire du Bien. Non, le héros de Tropa de Elite est l’un des capitaines de la troupe d’élite en question, qui tue parfois des innocents et qui sait bien qu’il peut lui-même mourir d’un jour à l’autre. Il a forcément quelque chose du surhomme mais il est en train de craquer nerveusement. Il a eu une carrière exemplaire mais voudrait maintenant raccrocher car, cerise sur le gâteau ou goutte d’eau qui fait déborder le vase, sa femme va accoucher.
Il doit donc se trouver un remplaçant suffisamment intelligent et charismatique pour commander sa troupe d’élites, et au cœur suffisamment dur pour être capable de tuer un trafiquant ou un flic ripou en lui logeant une balle dans la tête tout en le regardant droit dans les yeux. Car les méthodes d’intervention de la troupe d’élite de Rio n’ont rien à envier à celles des GI’s au Vietnam ou des Français en Algérie en termes de violence physique et psychologique. « Avec un balai dans l’anus mon garçon, tu vas me dire rapidement où il est planqué ton chef !! »


L’un de ses potentiels remplaçants est un jeune noir élevé dans la favela, intelligent et idéaliste, au cœur qui balance entre la police et une charmante jeune fille des riches quartiers sud qu’il a rencontrée à la faculté de droit où il étudie. Le détour du scénario par une fac des quartiers riches permet au réalisateur du film de dénoncer sans détour l’hypocrisie des fils à papa qui souvent se rachètent une conscience en travaillant dans des ONGs pour aider les habitants des favelas, mais qui, en consommant haschich et cocaïne, sont le maillon principal du trafic de drogue et donc de la violence dans ces mêmes favelas.
Dégoûté par la superficialité de ces gosses de riches qui à plus de 20 ans crachent encore sur la police comme le font les ados bourgeois rebelles du monde entier, le jeune noir parmi les étudiants blancs prend sa décision. Il fait une croix sur la jolie étudiante, il sera policier, et fera tout pour intégrer la troupe d’élite. Mais son cœur est encore bien tendre, la route sera longue…


L'emblème macabre de la Tropa de Elite :





Le film remporte un immense succès populaire au Brésil à juste titre. Le scénario est bien ficelé, les scènes dans les favelas sont d’un réalisme étonnant et comme la Cité de Dieu elles apportent au film un aspect documentaire intéressant. Les jeunes spectateurs sortent du cinéma enthousiasmés et beaucoup se font tatouer sur le bras l’emblème de la troupe d’élite. Ils s’identifient à cette force du « Bien » qui triomphent facilement des jeunes bandits des favelas, bandits qui brandissent leurs armes sans arrêt mais qui n’ont finalement jamais réellement été formés à l’art de la guerre.
Certains spectateurs plus âgés ont été choqués par l’étalage de la corruption et de la violence des policiers cariocas et pensent que le réalisateur a exagéré pour mieux faire passer son message.
Mais la plupart des spectateurs savent que le réalisateur n’a pas ou très peu forcé la dose et, comme moi, ils sont sortis du cinéma avec dans la bouche un goût très amer quant à l’état de déréliction de la société carioca. Les flics ripoux qui risquent leur vie tous les jours dans ce chaos urbain, les riches qui sont obligés de se barricader dans leurs quartiers sud pour se protéger de la déferlante des pauvres des favelas, les trafiquants qui trônent fièrement au sommet des collines des favelas mais qui finissent tous avec une balle dans la tête ou dans le cœur avant vingt ou trente ans, finalement tous sont perdants et tournent en rond dans le cercle vicieux des gigantesques inégalités sociales inscrites dans le marbre des structures qui sous-tendent la société brésilienne.
Et ce n’est évidemment pas une troupe d’élite de 100 soldats qui répond à la violence par la violence qui apportera la paix à ce nid de guêpes. Les favelas n’ont pas besoin de super flics, elles ont besoin d’investissements publics pour construire des routes, des écoles, des hôpitaux et des terrains de foot. Mais le récit de la construction d’une école, ça ne fait pas un bon scénario pour un film d’action…