lundi 19 novembre 2007

Traversée de la Serra do Cipó

Un jeudi férié, quatre jours à marcher seul en montagne, voilà ce qu’il me fallait.

En trois heures de bus, j’arrive jeudi à Santana do Riacho. Là je monte dans la benne d’un camion qui ravitaille Lapinha, il n’y a pas de bus qui va dans ce petit village au pied de la montagne. Bien calé dans la benne j’attends une heure et demie que trois hommes chargent deux packs de bière, deux sacs de riz et trois de haricot, les trois aliments de base au Brésil. Ils vont lentement, au début j’ai l’impression qu’ils sont assommés par le soleil. Mais non c’est que j’ai quitté la ville. Au début c’est agaçant, puis c’est reposant.



La rando que j’ai repérée sur une copie en noir et blanc d’une carte au 100.000ème de l’IBGE (l’IGN brésilien) part de Lapinha, le dernier bled dans la Serra, puis traverse toute la chaîne de montagnes de la Serra do Cipo pour arriver à la plus haute cascade du Minas Gerais de l’autre côté de la Serra. J’ai quatre jours de nourriture dans le sac à dos, une bouteille de gaz, un sac de couchage, quelques fringues et un bon bouquin.


Le premier jour je trouve un petit sentier qui va au sommet dominant Lapinha. Derrière, il n’y a plus de traces de passage, c’est un peu l’inconnu. Je trace mon chemin dans une végétation basse d’altitude où il est facile de marcher. Ces montagnes dominent d’immenses plateaux, la vue porte dans toutes les directions à plusieurs dizaines de kilomètres. Depuis que Lapinha a disparu derrière les premières montagnes traversées, je ne vois pas trace d’une âme humaine dans ces paysages grandioses et sauvages. Je respire.


C’est le printemps ici, la nature renaît, non pas parce qu’il fait plus chaud, mais parce qu’il recommence à pleuvoir de temps en temps après les huit mois de la saison sèche. Après un cadeau du ciel, les montagnes, les plateaux encore secs se colorent, des fleurs un peu partout apparaissent comme des milliers de sourires.







Dans l’après-midi la crête que je suivais va mourir quelques centaines de mètres plus bas dans des barres rocheuses. Je repère sur ma gauche un petit canyon par lequel je devrais pouvoir rejoindre le plateau en contrebas sans faire trop d’acrobaties.





Au moment où je me décide à quitter la crête pour rejoindre le canyon, je vois une espèce de gros chien s’enfuir à une centaine de mètres de moi de l’autre côté du canyon. Il est gris fauve, haut sur patte, s’arrête un moment, se retourne pour me regarder, puis repart du même trot tranquille. Je réalise alors que ce n’est pas un chien, mais un loup. C’est le fameux lobo guara, le loup roux qui hante les hauts plateaux brésiliens… Pendant quelques minutes je fixe songeur le dernier endroit où le loup a disparu.


Après avoir désescaladé quelques petites cascades dans le joli canyon que j’ai découvert, j’arrive sur le plateau. Les montagnes que je viens de traverser semblent posées sur cette immense étendue plate. Le soir je m’arrête près d’une petite source, je me glisse dans mon sac de couchage que je trouve un peu fin ce soir-là, une tente n’aurait pas été superflue peut-être…


Surtout que le lendemain soir, la vieille dame chez qui j’ai trouvé refuge me dit très sérieusement que j’ai eu de la chance car le loup, parfois, il attaque… Je souris en me disant qu’elle est la grand-mère et que je suis le petit garçon qui a très peur. Je la laisse raconter ses histoires, ce n’est pas tous les jours qu’elle a quelqu’un à qui faire un brin de causette. Elle a plus de 80 ans, vit de ses poules, de ses deux vaches et de son potager, à plus de 20 kilomètres de la première route en terre. Un neveu vient l’aider de temps en temps.



Je dors encore à la belle étoile, mais cette fois dans son jardin, bien à l’abri du méchant loup. Je suis réveillé tôt le lendemain matin par le bruit du lait qui gicle des pies de la vache. Quelques minutes plus tard je suis attablé devant un grand bol de ce bon lait crémeux et encore tiède. Puis ce sont les tristes adieux.



Je reprends ma route dans cet océan de pierres, d’herbe rase et d’air pur. Difficile de se sentir plus libre que sur un plateau immense et beau, sans aucun sentier qui impose un chemin à suivre.





Après quelques heures supplémentaires à déambuler sur ce petit altiplano brésilien, ma carte m’indique qu’il va falloir prendre plein Est si je veux arriver à la fameuse cascade. Je dois quitter le plateau à contrecœur. J’arrive dans une région où il y a du bétail, une petite maison toutes les demi-heures de marche et des sentiers un peu partout. Comme toujours lorsqu’il y a plusieurs alternatives, il est plus difficile de trouver son chemin.


J’interroge les paysans que je croise. Il y a ceux qui me disent « c’est tout droit pendant deux heures » alors que tous les deux cents mètres il y a une bifurcation, et ceux qui m’expliquent en détail comment suivre un unique sentier bien marqué dans une forêt touffue. J’ai du mal à deviner sur les visages si mon interlocuteur fait partie de la première ou de la deuxième catégorie, pour faire parler un peu plus les premiers, un peu moins les deuxièmes.


Finalement j’arrive dans le lit d’une rivière qui me semble bien être la bonne. Il y a comme un frémissement d’impatience chez ces petites molécules d’eau qui vont bientôt faire le grand saut sans se faire mal.



Au fur et à mesure que je descends, le canyon se rétrécit, devient plus encaissé, les cascades se font plus hautes, j’arrive à une ultime piscine où je ne me baignerai pas et subitement la rivière s’arrête, ou plutôt s’envole.



Je suis au-dessus d’un immense surplomb, je m’allonge sur le rebord pour regarder. 280 mètres plus bas, il y a une immense piscine, mais l’eau de la rivière ce jour-là n’arrive pas jusqu’en bas. Il y a beaucoup de vent. L’eau descend bien groupée sur elle-même pendant quelques dizaines de mètres, puis s’éparpille et se laisse emporter par des courants ascendants. Je comprends enfin pourquoi il pleuviote alors que le ciel est tout bleu.



Je mange mon pique-nique en profitant de la vue splendide sur les collines aux alentours. Je descends ensuite au pied de la cascade en coupant par des pentes raides d’une végétation basse qui a brûlé il y a un mois. La pluie est arrivée trop tard.



Le soir en demandant aux habitants d’un autre petit village complètement perdu où il y aurait un petit coin charmant, plat, au bord d’une source, à l’abri du loup et juste sous les étoiles pour que j’y passe la nuit, je rencontre un Brésilien du sud (de Porto Alegre), un musicien qui s’est trouvée une petite maison au bout du monde pour composer sa musique tranquillement. Il m’offre de manger avec lui et de passer la nuit dans sa petite bicoque perdue au milieu des manguiers, des bananiers et jabuticabiers. J’accepte. Il me joue ses nouvelles compos à la guitare. Nous passons la nuit à parler de la vie, des fleurs, de la musique et des étoiles filantes que j’ai vues nombreuses la nuit précédente.


Le lendemain dimanche je dors plus longtemps, et de nouveau je dis au revoir pour adoucir un adieu. Ma carte et un autre habitant du village m’indiquent qu’à 15 kilomètres à vol d’oiseau, il y a une route goudronnée sur laquelle passe deux fois par jour un bus qui va à Belo Horizonte. En chemin je m’arrête à une autre belle cascade.



Encore une heure de marche et je croise un ruban d’asphalte qui me relie à la vie, non à la ville seulement. Je pose mon sac à dos, m’assoit dessus et me plonge dans mon bouquin. Lorsque le bus passe quelques dizaines de minutes ou quelques heures plus tard, je reste absorbé par ce roman tellement beau, mais heureusement le chauffeur a compris et s’arrête. En un bond je prends mon sac et monte dans le bus, barbu et bronzé au milieu d’une foule de gens curieux qui me scrutent. Alors je ressens comme un vide énorme, une sensation de manque douloureuse. Séparation cruelle, acide frustration, mon esprit y était bien accroché, mais mes mains l’ont lâché : mon livre est resté au bord de la route. Mon coin de ciel bleu aussi.


Ce matin, lundi 7h30, j’arrive sur mon chantier, un peu triste mais serein. Ce soir, je vous écris, il pleut des trombes d’eau sur la ville.