mardi 13 novembre 2007

Visiteur du soir, espoir


Il est entré par la fenêtre de mon bureau hier soir, il était grand comme ma main...

dimanche 11 novembre 2007

Une loi du silence décriée

Il y a dix jours, dans l’après-midi, un jeune homme est entré dans le chantier de Rokaz. Il avait poussé la porte tout simplement et s’était glissé au milieu du chantier sans en demander l’autorisation. Il avait une serviette sous le bras, semblait impatient, manifestement il cherchait des yeux le responsable du chantier. J’étais à 15 mètres du sol dans la structure métallique en train d’expliquer à Juscelino comment couper et souder l’acier pour terminer le mur d’escalade par une arête triangulaire à cet endroit-là, et je descends. L’homme me montre sa carte de visite. Aïe, c’est un employé de la mairie. Il veut me parler.
Nous montons dans mon bureau, je lui montre le permis de construire et lui explique que nous sommes en règle, mais il ne semble toujours pas satisfait. Il m’annonce qu’une voisine a porté plainte contre nous à cause du bruit du chantier. Et que fin août de cette année une nouvelle loi est entrée en vigueur à Belo Horizonte qui interdit à toute entreprise ou commerce d’émettre plus de 55 décibels, et plus de 70 décibels pour les chantiers de construction civile. Les amendes pour infraction à cette loi vont de 2500 à 180.000 Reais, et si elles ne trouvent pas de moyen de réduire le bruit en dessous des limites légales, les entreprises incriminées doivent fermer leur porte ou arrêter leur chantier.
Je reste bouche bée, à court d’argument. Je sais que les camions, bus et motos qui roulent rapidement sur les grandes avenues de Belo émettent 80 voire 90 décibels, alors pourquoi ne pas tenter de réduire le trafic ou diminuer les vitesses maximales autorisées plutôt que d’empêcher les entreprises d’exercer leur activité en ville ?
L’inspecteur de la mairie essaie de compenser son manque d’assurance et d’expérience par un ton artificiellement sec et très désagréable. Il m’explique qu’il va falloir trouver un moyen de réduire le bruit de mon chantier. Je ne trouve absolument rien à lui répondre, puisque bien sûr il n’y a pas moyen de couper des barres d’acier et des plaques de contreplaqué avec des scies électriques sans faire de bruit. Il continue en m’expliquant qu’il s’est rendu dans l’appartement de la voisine qui a porté plainte pour y mesurer le bruit émis par mon chantier, mais que finalement la voisine lui a demandé de revenir un autre jour parce que ce jour-là elle a estimé que le bruit n’était pas assez fort, alors qu’il dépassait quand même allègrement les 70 décibels d’après l’inspecteur.
Il termine en me disant que si nous continuons à faire autant de bruit un contrôleur reviendra probablement et que ça reviendrait donc à jouer à la roulette russe. Avant de quitter le chantier, il me dit que si jamais nous réussissons à terminer notre chantier il sera heureux de venir y grimper car il a déjà un peu pratiqué l’escalade et avait beaucoup apprécié. J’ai une très forte envie de lui balancer une bonne grosse insanité dans la gueule mais je me contrôle et prends son numéro de portable pour l’inviter à l’inauguration de la salle.
Le lendemain un article sur cette nouvelle loi du silence fait la une du journal de l’Etat du Minas. Il raconte que des boucheries et même des cabinets de dentiste ont dû fermer leur porte parce que le bruit de la scie à découper la viande ou de la roulette dépassait les 55 décibels. C’est que je dois habiter désormais au royaume d’Ubu. Que faire quand l’absurde est roi ? L’article interviewe la députée qui a fait la loi, puis la responsable du département « environnement » de la mairie chargée d’appliquer la loi. La première dénonce la mairie qui applique la loi n’importe comment, la deuxième attaque la députée qui a réussi à faire passer une loi insensée simplement pour s’attirer les faveurs des habitants de sa circonscription.

Cette semaine fut donc assez terrible. A chaque fois que quelqu’un ouvrait la porte de Rokaz, je sursautais en m’attendant à chaque fois au pire.
Lundi je me suis absenté quelques heures pour aller choisir le logiciel que nous utiliserons pour la gestion de l’entreprise, et lundi soir je me suis rendu compte que Ronaldo, le menuisier tatoué et grande gueule, avait fait n’importe quoi en mon absence : il avait fixé des plaques de bois en laissant des fissures de 5 centimètres entre elles. Mardi je lui dis ce que je pense de son boulot, je lui demande d’enlever et de remettre les plaques mal mises, mais monsieur est fier et sur-le-champ il prend ses clics et ses claques. Bon débarras. Mais l’autre menuisier avait aussi quitté le chantier la semaine dernière sans m’expliquer pourquoi, je me retrouve donc une fois de plus sans menuisier pour faire le boulot. Je retrousse mes manches et je reprends le découpage des planches. Cette fois les derniers espoirs d’ouvrir la salle en décembre se sont envolés…
En plus de couper le bois il faut toujours que je gère tout seul les 15 personnes qui travaillent sur le chantier, car Alexandre voyage pour vendre ses bijoux et Yan bosse 7 jours par semaine 12 heures par jour pour faire les prises d’escalade et m’assure que c’est le travail le plus dur qu’il n’ait jamais fait à cause des poussières et gaz toxiques que dégagent les matières utilisées quand elles sont mélangées au catalyseur.

J’ai calculé que je fais entre 300 et 400 mètres de dénivelée tous les jours en montant et descendant les échafaudages. Toutes les 10 minutes il y a un ouvrier qui m’appelle pour me demander ce qu’il doit faire, à chaque fois j’ai envie de lui dire de se débrouiller un peu tout seul mais finalement je vais le voir et lui explique une fois de plus la suite de son travail.
En deux semaines il y a eu deux accidents légers : il y en a un qui s’est enfilé la pointe de sa perceuse dans le poignet, bilan un jet de sang, un pansement bien serré pour arrêter l’hémorragie et quatre points de suture à l’hôpital. Un autre, profitant d’une demi-heure d’absence de ma part, a voulu se faire une petite table en bois pour sa télé en utilisant des restes de contreplaqué. La scie a dérapé et a tranché la peau de sa main jusqu’à l’os. Bilan six points de suture, et le lendemain il retravaillait sur le chantier car je n’ai pas eu le cœur de le virer comme le regard réprobateur d’Irmãozinho m’indiquait de le faire.
Un autre gars de la favela a failli tomber de 12 mètres du sol en peignant la structure d’acier. Pourtant j’oblige tout le monde à mettre des harnais de sécurité. Mais c’était en changeant d’endroit de travail, un pied a dérapé et il s’est rattrapé de justesse. Pendant deux heures tous les os de son corps ont tremblé comme une marionnette qui dansait la gigue. Maintenant à chaque fois qu’il est à plus de deux mètres du sol il est saisi d’angoisse et je dois donc lui trouver du boulot par terre.

Tous les soirs je suis vidé. J’ai ressorti mes vieux albums de Mano Solo que je me passais en boucle en prépa pour tenir le coup en écoutant les cris du coeur d'un homme encore beaucoup plus triste que moi.

Hier samedi une amie avocate est venue visiter le chantier de Rokaz. Elle m’a assuré que cette loi du silence allait bientôt être abrogée. Enfin une bonne nouvelle. Pourvu qu’elle soit supprimée suffisamment tôt.

Hier soir il y avait un grand concert gratuit d’Alceu Valença sur l’une des places de la ville. Le temps d’une danse sous les étoiles sur « Morena Tropicana » ou « Belle de jour », j’ai tout oublié et j’étais au septième ciel...