samedi 3 novembre 2007

Tropa de Elite

A Rio presque tous les flics sont corrompus. Des petits rois de la rapine jusqu’aux parrains des mafias locales, le spectre des flics ripoux est très large. Il y a ceux qui rançonnent les commerçants en échange d’une prétendue protection contre les voleurs, il y en a d’autres qui vont piocher dans la cagnotte de la loterie populaire illégale en échange de leur silence, il y a ceux qui ont monté une entreprise d’enlèvement de voitures mal garées et qui se font une petite fortune en envoyant avec leur uniforme 2000 voitures par mois à la fourrière en utilisant les services de leur entreprise…
La municipalité de Rio a abandonné ses policiers dans une jungle urbaine de 12 millions d’habitants où l’état de droit n’existe pas, ou si peu. Les policiers cariocas gagnent 300 Euros par mois en moyenne et avec les crédits minables qu’ils ont pour la maintenance leurs voitures ne rouleraient pas sans la débrouille. Même à l’intérieur de la police, ce sont les mêmes règles qui prévalent : pour prendre des congés par exemple, il faut graisser la patte du fonctionnaire qui en est en charge.
Et avec ces salaires-là, ils ne vont en aucun cas risquer leur vie à combattre les gangs de trafiquants de drogue maîtres des favelas. Chaque bataillon de policiers passe des accords avec les gangs des favelas qui sont sur leur territoire. Les flics montent une fois par semaine dans la favela, en général le vendredi soir, pour percevoir une somme d’argent qui doublera ou triplera leur salaire. Les trafiquants sont prêts à payer cette somme qui n’est finalement pas grand chose pour eux. Ainsi ils ont la paix et peuvent se concentrer sur leur trafic sans être dérangés. Et puis souvent, les flics leur vendent des armes et tout le monde y gagne encore plus.
Voici en quelques mots le décor du film Tropa de Elite qui est sorti en salle il y a quelques semaines ici, un film de la même veine que la Cité de Dieu, c’est-à-dire une fiction au scénario à coucher dehors en faisant des cauchemars alors qu’elle se contente de décrire la réalité quotidienne de Rio.

Le film commence par une scène de bal funk dans la favela qui tourne mal. Une voiture de flics armés jusqu’aux dents arrive dans le bal funk, les femmes à moitié nues dansent comme je le racontais dans ce blog il y a quelques semaines et les trafiquants juste à côté brandissent fièrement leurs kalachs pour montrer qu’ils sont bien les maîtres du lieu. Les flics descendent de leur voiture et négocient avec eux pour recevoir leur pot de vin hebdomadaire. Tout à coup une balle perdue arrive du fond de la nuit et vient se loger dans le cœur d’un des trafiquants. La seconde d’après tout le monde tire sur tout le monde et le bal funk se termine dans un bain de sang.

La Cité de Dieu montrait le point de vue des trafiquants de drogue, l’angle de vue de Tropa de Elite est celui des policiers. Le film décrit sans concession la gangrène de la corruption qui la gagne, puis pour pimenter un peu la sauce il décrit le fonctionnement d’une troupe d’élite de 100 policiers ultra-entraînés et incorruptibles qui existe réellement. Mais il ne le fait pas à la manière des mauvais films d’action nord-américains qui montrent des supers flics sans peur ni aucun autre sentiment humain combattant le Mal pour faire triompher l’Empire du Bien. Non, le héros de Tropa de Elite est l’un des capitaines de la troupe d’élite en question, qui tue parfois des innocents et qui sait bien qu’il peut lui-même mourir d’un jour à l’autre. Il a forcément quelque chose du surhomme mais il est en train de craquer nerveusement. Il a eu une carrière exemplaire mais voudrait maintenant raccrocher car, cerise sur le gâteau ou goutte d’eau qui fait déborder le vase, sa femme va accoucher.
Il doit donc se trouver un remplaçant suffisamment intelligent et charismatique pour commander sa troupe d’élites, et au cœur suffisamment dur pour être capable de tuer un trafiquant ou un flic ripou en lui logeant une balle dans la tête tout en le regardant droit dans les yeux. Car les méthodes d’intervention de la troupe d’élite de Rio n’ont rien à envier à celles des GI’s au Vietnam ou des Français en Algérie en termes de violence physique et psychologique. « Avec un balai dans l’anus mon garçon, tu vas me dire rapidement où il est planqué ton chef !! »


L’un de ses potentiels remplaçants est un jeune noir élevé dans la favela, intelligent et idéaliste, au cœur qui balance entre la police et une charmante jeune fille des riches quartiers sud qu’il a rencontrée à la faculté de droit où il étudie. Le détour du scénario par une fac des quartiers riches permet au réalisateur du film de dénoncer sans détour l’hypocrisie des fils à papa qui souvent se rachètent une conscience en travaillant dans des ONGs pour aider les habitants des favelas, mais qui, en consommant haschich et cocaïne, sont le maillon principal du trafic de drogue et donc de la violence dans ces mêmes favelas.
Dégoûté par la superficialité de ces gosses de riches qui à plus de 20 ans crachent encore sur la police comme le font les ados bourgeois rebelles du monde entier, le jeune noir parmi les étudiants blancs prend sa décision. Il fait une croix sur la jolie étudiante, il sera policier, et fera tout pour intégrer la troupe d’élite. Mais son cœur est encore bien tendre, la route sera longue…


L'emblème macabre de la Tropa de Elite :





Le film remporte un immense succès populaire au Brésil à juste titre. Le scénario est bien ficelé, les scènes dans les favelas sont d’un réalisme étonnant et comme la Cité de Dieu elles apportent au film un aspect documentaire intéressant. Les jeunes spectateurs sortent du cinéma enthousiasmés et beaucoup se font tatouer sur le bras l’emblème de la troupe d’élite. Ils s’identifient à cette force du « Bien » qui triomphent facilement des jeunes bandits des favelas, bandits qui brandissent leurs armes sans arrêt mais qui n’ont finalement jamais réellement été formés à l’art de la guerre.
Certains spectateurs plus âgés ont été choqués par l’étalage de la corruption et de la violence des policiers cariocas et pensent que le réalisateur a exagéré pour mieux faire passer son message.
Mais la plupart des spectateurs savent que le réalisateur n’a pas ou très peu forcé la dose et, comme moi, ils sont sortis du cinéma avec dans la bouche un goût très amer quant à l’état de déréliction de la société carioca. Les flics ripoux qui risquent leur vie tous les jours dans ce chaos urbain, les riches qui sont obligés de se barricader dans leurs quartiers sud pour se protéger de la déferlante des pauvres des favelas, les trafiquants qui trônent fièrement au sommet des collines des favelas mais qui finissent tous avec une balle dans la tête ou dans le cœur avant vingt ou trente ans, finalement tous sont perdants et tournent en rond dans le cercle vicieux des gigantesques inégalités sociales inscrites dans le marbre des structures qui sous-tendent la société brésilienne.
Et ce n’est évidemment pas une troupe d’élite de 100 soldats qui répond à la violence par la violence qui apportera la paix à ce nid de guêpes. Les favelas n’ont pas besoin de super flics, elles ont besoin d’investissements publics pour construire des routes, des écoles, des hôpitaux et des terrains de foot. Mais le récit de la construction d’une école, ça ne fait pas un bon scénario pour un film d’action…

lundi 29 octobre 2007

Elle est ma quatrième dimension

Pour niveler vers le haut les montagnes russes de mon moral je branche cinq heures par jour deux écouteurs dans mes oreilles. Chez moi, dans la rue, à pied ou à vélo, et devant mon ordinateur. Tant pis si je travaille un peu moins vite car j’utilise une petite partie de mon cerveau pour transformer ces décibels en un ruisseau continu de chocolat qui fond dans la bouche ; il y a en arrière plan de mon quotidien un petit air de fête qui dure et durera longtemps encore.

La plupart du temps je me contente d’arpenter mon jardin secret qui avec le temps est devenu vaste et coloré par des fleurs du monde entier. J’ouvre au hasard les tiroirs de ma grande commode magique et les joies d’alors, les souvenirs qui y sont attachés, tous reviennent comme au premier jour. Je me repose sereinement dans ma bulle de bonheur portable qui me garantit que dans un goulag au fond de la Sibérie avec un baladeur mp3 je pourrais presque apprendre à manger de la neige et à aimer ça.
Certains jours j’ai l’humeur curieuse et je pars à la découverte des quelques gigas de mon disque dur externe que je n’ai pas encore explorés. En terrain inconnu j’avance attentif, en courant quand c’est trop facile, en tâtonnant quand c’est obscur, je goûte du bout des lèvres, et parfois je bois tout d’un coup et me ressers cinq fois parce que je viens de trouver une nouvelle perle dans ma mine d’or. Mon trésor vient de s’agrandir, je me sens plus riche et je suis heureux.

Il y a les trois rifs de guitare qui m’arrachent des larmes de bonheur, une voix pure et cinq trompettes claires comme de l’eau de roche qui s’accrochent très haut dans l’âme et font entrer tout mon être dans un état de résonance émotionnel ; le bonheur est simple et purement physique, mais d’une profondeur qui rivalise avec l’orgasme d’amour car demain encore il sera presque aussi fort.
Il y a cette voie étrange que j’ai fini par apprivoiser, il y a la complexité des dizaines d’instruments qui jouent en même temps ; ces sons en première lecture un peu dissonants, cette touffue multitude dépassent ma capacité d’entendement, mais le plaisir la transcende car l’harmonie est là, incompréhensible, incontestable et tellement jouissive.

Tous les soirs avant de quitter Rokaz je choisis mon tube du jour pour rentrer avec à vélo. C’est souvent le meilleur moment de la journée. Je glisse rapidement dans la ville déserte avec du bonheur dans les oreilles, et tous les jours j’ai l’impression de battre mon record de vitesse de la veille. En arrivant chez moi, quand Zéca et Marcelo ne sont pas là, je danse une demi-heure dans mon salon sur les mêmes rythmes entraînants, et alors, quels qu’aient été les événements de la journée, la vie est belle.